Viticulture
Les héritiers à Chexbres
Nouvelle série: Sur le balcon du Léman, la relève s’amorce tranquillement. L’envie et l’énergie de la nouvelle génération de vignerons ne manquent pas.
Texte et photos Manon Hervé | Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau malgré les huit années qui les séparent. Benoît a 23 ans et François… « 15 évidemment ! » sourit celui qui reprend officiellement la tête du domaine en janvier prochain avec son frère.
Chez les Fils Rogivue, le vin est une histoire de fraternité. A l’origine, le nom du domaine désigne les jumeaux Jean-Paul et Jean-Daniel, respectivement oncle et père des deux frères. La relève n’intéresse pas les cousins, ainsi François et Benoît peuvent tout naturellement reprendre le titre de noblesse. Ils seront les nouveaux Fils Rogivue.
« Je ne pourrais pas imaginer produire le raisin
sans faire le vin, et inversement » François Rogivue
Diplômé de Changins, François travaille depuis 2016 au domaine familial. Benoît, lui, termine Changins en juillet prochain. Dans le cadre de leurs apprentissages, ils se sont formés sur la Côte, en Argovie, à Yvorne ou encore aux Grisons. Benoît part cet été aux Etats-Unis pour maîtriser l’anglais, comme son frère avant lui. Côté organisation, Benoît et François poursuivront le fonctionnement judicieux de leurs aînés. Ils alternent chaque année au moment de la vendange: un roulement qui permet à chacun de vinifier et élever sa récolte jusqu’à la mise en bouteille. Chacun sera responsable d’un secteur le temps d’un millésime avant d’échanger, mais le tout se fait à deux.
Un peu plus bas dans le village, les Frères Jomini reprendront eux aussi à quatre mains le domaine familial. Benjamin, l’aîné, a toujours voulu être vigneron, comme papa. Guillaume a un peu tâtonné pour trouver son chemin, séduit par l’univers du design et de l’horlogerie. Mais la division du travail imposée par l’industrie horlogère et son absence de grand air l’ont finalement convaincu que sa place se trouvait dans le monde du vin. Pendant son apprentissage de vigneron, Guillaume a fait ses gammes à Salquenen, puis en Thurgovie. Comme Maxine Chappuis (ndlr : « La relève à Rivaz », notre édition du 9 mars), il termine son CFC par une expérience au domaine de la Ville de Lausanne auprès de Luc Dubouloz. Après sa maturité à Marcelin, un stage à la Cave de la Côte et le service militaire, Guillaume est aujourd’hui en première année HES à Changins. Ces études le pousseront jusqu’en 2025. De son côté, Benjamin, diplômé de Changins, se forme actuellement en Argentine. Heureusement, rien ne presse chez les Jomini. Constant, le père, est encore bien loin de l’âge de la retraite.
« On veut continuer à proposer de l’originalité »
Guillaume Jomini
Les deux frères prévoient de travailler avec leur père pendant plusieurs années. L’objectif est que les trois touchent à tout même s’ils ont chacun leur préférence. Benjamin penche plutôt pour le travail à la vigne, Constant préfère la cave, tandis que Guillaume se voit bien jouer un rôle commercial et oenotouristique. Déjà petit, il accueillait les clients pour les dégustations au carnotzet.
Constant est serein. Lui-même avait repris jeune le domaine et il croit profondément en l’énergie de la jeunesse. La succession se dessine sous la forme de la continuité: Constant et son épouse Sophie se sont considérablement investis dans l’œnotourisme, activité dont Guillaume est convaincu : « Nous continuerons à développer un accueil de qualité et de proximité ».
Pour les Jomini, le challenge est ailleurs. Une reprise à deux signifie faire vivre deux familles là où l’activité subvient aujourd’hui aux besoins d’une seule. Cela passera très probablement par un agrandissement de la propriété. Une gageure dont les frères Rogivue sont épargnés. Avec 10 hectares de vignes, la dimension de leur domaine fait déjà vivre deux familles.
Chez les Rogivue, le symbole du changement sera la nouvelle gamme d’étiquettes. C’est une tradition, chaque nouvelle génération rafraîchit l’identité visuelle des bouteilles. François et Benoît réfléchissent à la façon de moderniser sans perdre leur marque de fabrique, l’ovale blanc reconnaissable entre mille.
Le grand défi des frères Rogivue sera de proposer des vins qui plaisent à de jeunes consommateurs tout en conservant la fidèle clientèle de longue date. Tous deux sont optimistes et s’estiment chanceux de reprendre ensemble. « Être deux est une véritable force » affirme Benoît.
« Le bio est certes un outil d’avenir,
mais il est loin d’être satisfaisant » André Belard
Dans la cave voisine de Pierre-Luc Leyvraz, c’est une transmission un peu différente qui est en train de se mettre en place. Faute de succession familiale intéressée, c’est un jeune vigneron franco-allemand qui a endossé le rôle de repreneur. André Belard hésitait entre une carrière dans le vin ou la médecine. Son service civil dans un hôpital à Berlin l’a refroidi, une saison de vendanges bordelaise l’a réchauffé. A 19 ans, il partait pour 3 semaines de récolte à La Tour Martillac, Pessac-Léognan, il y est resté trois ans. En 2006, il entre à Changins dont il sort diplômé pour s’installer à Vétroz et gérer un domaine de A à Z. Cinq ans plus tard, à la recherche d’un nouveau défi, il part travailler chez Louis Bovard. C’est en 2018 qu’il commence à travailler chez Pierre-Luc Leyvraz, d’abord comme salarié, puis comme associé. Une vie de vigneron, ça ne lui fait pas peur. André adore la diversité de son travail, sa polyvalence et la globalité du métier. Les journées ne se ressemblent pas, sauf à la vigne parfois, mais « le cadre compense la pénibilité du travail ».
A son arrivée, il a par ailleurs effectué un gros travail pour permettre la mécanisation de certaines parcelles.
Le vignoble représente son plus grand projet pour le domaine. Pierre-Luc a posé les bases d’une production intégrée, doublée d’une culture biologique à Saint-Saphorin, André voit plus loin. Formé à l’agroécologie, il veut intégrer la biodiversité afin d’augmenter la résilience du système. A long terme, cela permettrait de lisser l’impact d’aléas climatiques toujours plus extrêmes.
Il a mis en place une parcelle pilote en 2021 : dans une ligne, des copeaux de jeune bois mou facilement décomposables par les champignons, dans une autre ligne des engrais verts. Résultat, il s’agissait en 2022 de la seule parcelle ayant pu conserver l’humidité malgré la sécheresse.
En fin d’année dernière, il a planté plusieurs sortes d’arbres au milieu des parcelles de vignes afin d’augmenter la biodiversité. L’étape suivante sera de créer de petites structures de nidification.
Les conditions de la reprise officielle du domaine ne sont pas encore fixées, mais André a à cœur de poursuivre le travail de son prédécesseur, tout en apportant des nouveautés et en s’armant pour l’avenir.