Servion – Frédéric Recrosio, éloge d’un bonheur bourgeois
« Durer, choisir et chanter des berceuses » au Café-Théâtre Barnabé
A travers ses précédents spectacles, on le connaissait surtout pour sa frivolité sincère et désabusée. Frédéric Recrosio nous revient autrement. A l’aube de la cinquantaine, l’homme, qu’une Madame a visiblement entre temps fait basculer, mais surtout, celui qui est devenu père, revendique la simplicité d’un bonheur bourgeois. Un revirement qui lui fait relire son parcours qu’il partage à son public, entre humour et philosophie, le temps d’une tournée romande. A voir ce vendredi 9 mars au café-théâtre Barnabé de Servion.
Annie Gerber | Dans un corps plus massif qu’autrefois mais certainement aussi plus ancré, l’artiste se prête au jeu d’une introspection foisonnante qui semble encore l’étonner lui-même tant les découvertes que cela lui a permis de faire étaient inattendues. Nous sommes au fond d’un long couloir qui glisse discrètement derrière le bar du Théâtre Boulimie ce soir-là. Dans une loge aux ampoules qui encadrent des miroirs de coulisses comme il se doit, sans me connaître, il se raconte, une énième fois sans doute, mais non sans générosité.
Au passage, j’attrape la confession qu’aujourd’hui, contrairement à hier, il a choisi, ça y est. Car ne pas choisir c’est aussi un choix que la vie finit par faire pour nous quand on n’en fait pas. De même, je saisis au vol que le plaisir, une fois la destination accomplie, ne vaut pas celui du désir que l’on a d’atteindre son but. Eh oui. L’homme est devenu plus philosophe avec le temps. Il lui faut trouver des raisons pour durer… La sienne ? Ses trois enfants qui ont tout changé et l’assignent maintenant à la responsabilité de vivre, d’où, certainement, ce nouveau spectacle Durer, choisir et chanter des berceuses.
Plus tard, sur scène, c’est ainsi que Frédéric Recrosio nous promène dans sa philosophie du bonheur. Une définition qui se veut d’abord apophatique ; son bonheur, il commence par le décrire, en première partie du spectacle, par la négative. C’est, en effet, en revisitant tout ce qui l’empêchait d’être un petit garçon, un adolescent puis un homme heureux que le comédien découvre aujourd’hui sa meilleure possibilité de l’être, enfin.
Bien entendu, cette relecture ne se passe pas de quelques anecdotes qui ont le goût du sperme ; car si le petit garçon, qui se perdait à cinq ans, a fait place à l’homme qui semble se trouver à cinquante, l’humoriste n’efface rien de qui il était. En effet, il nous rejoue ainsi quelques-uns de ses fantasmes de jeunesse. Sans oublier de dépeindre, jusqu’à aujourd’hui, ses quelques obsessions autour de sa verge. Pour un public non averti ou, bien dans son époque, soit, exphallocentré, cela peut en devenir gênant ou lourd. Mais les para-cinquantenaires, majoritaires dans la salle, connaissent bien l’oiseau et sont venus justement pour s’esclaffer devant ses blagues du passé. Une délicate limite s’érige toutefois quand le texte mêle le regard de son propre enfant admirant son père par son sexe soulevant une nouvelle fois la question : peut rire avec tout ?
Suggestif et controversé par endroits, certes. Mais pas que. Et c’est ce qui est plutôt touchant. Notre philosophe en herbe nous parle aussi de recoins moins connus de lui, plus vulnérables ; ainsi, sa foi qui l’a accompagné un temps et ses désillusions. Son engagement politique et ses valeurs bobos dont il était autrefois très sûr et qu’il se permet aujourd’hui de tourner en dérision. La toxicité d’une relation passionnelle dans laquelle les deux êtres se consument en violence sous nos yeux mais avec laquelle il arrive à nous faire rire aujourd’hui en la poussant à un comique absurde.
Ses couardises, quant à l’engagement en amour, nous permettent de lui prédire, avec lui, un avenir où seule la conspuation du couple lui sera possible. Mais en guise d’ouverture de la seconde partie de son spectacle, le penseur valaisan nous surprend avec une ritournelle : celle du basculement qui n’est pas le fait de quelque chose mais de quelqu’un. Le récit de cette rencontre que l’on attend donc impatiemment, celle avec la fameuse Madame, se fera attendre, espièglement. Elle nous est servie avec pudeur à travers le charme d’une absence de sac à main et à rebrousse poils des codes communicationnels habituels. Un régal, drôle.
Pour finir, son bonheur il nous l’esquisse en bourgeois du haut de sa tondeuse sur laquelle il nous invite à ralentir pour profiter mais surtout, poétiquement, il le condense dans une petite sandale rouge d’enfant, décisive de tout.
La scénographie est épurée : une table, une chaise et quelques objets dont on attend une utilisation qui ne viendra jamais. Pas grave. Il se trouve que le seul qui soit utilisé et qui ait vraiment une importance, c’est la petite pointure dont nous venons de parler. Et il est bien caché sur scène, belle métaphore rapportée à ce que Frédéric nous raconte de sa vie. Un bonheur qui n’est pas tout de suite apparent mais que l’on trouve en cherchant à travers et au-delà de divers objets séduisants mais non essentiels.
Article rédigé
par Quatrième Mur, agence de presse spécialisée
dans les arts de la scène.
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