Lutry – La Lutrive : les remous de sa renaturation
« Décanaliser » la rivière pour retrouver son naturel et sécuriser les alentours, c’est l’objectif de ces travaux ordonnés par le canton. Une opération qui fait grincer des dents, car l’élargissement du cours d’eau ne se fera pas sans expropriations. Enquête.
Autrefois, avoir des terres cultivables devant sa porte était monnaie courante. Imaginez avoir hérité l’un de ces jardins en plein cœur de Lutry. Une richesse familiale qui pourrait bien disparaître sous les eaux de la Lutrive, puisqu’un projet de renaturation débordera sur la dizaine de parcelles longeant la rivière.
Maitriser les risques d’inondation
Si autrefois la politique était de canaliser les cours d’eau à grand renfort de murs en béton, la Confédération et le canton font aujourd’hui machine arrière : « En augmentant le gabarit et en créant des talus herbeux de chaque côté, cela permet d’absorber des crues et de sécuriser les lieux » expose Olivier Stauffer, chef section renaturation à la Direction générale de l’environnement (DGE). C’est son service qui a mis à jour la carte des dangers naturels et qui a délimité la zone inondable (voir illustration).
A Lutry comme ailleurs, les infrastructures sont vieillissantes et ne permettent plus de faire face au changement climatique : « Le canal actuel a presque cent ans. Ses dimensions ne sont plus adaptées à la situation » détaillait Alfredo Pedretti, chef du Service travaux et domaine dans le journal communal, l’Échommunal. Du côté des autorités municipales, le discours est similaire. Car si les précipitations sont plus ou moins stables sur l’année, les pluies d’aujourd’hui sont plus soudaines et abondantes : « Nous voulons éviter les crues centenaires. Comme celle de 1932, où les pluies torrentielles avaient inondé toute la partie ouest du Bourg » indique Etienne Blanc, municipal en charge du dossier.
Au total, l’avant-projet prévoit de réhabiliter un tronçon de 330 mètres de long entre la route cantonale et le lac : « Pour éviter que la rivière ne se remplisse et déborde, une herse sera installée à la hauteur du centre commercial Les Moulins en cas de chute d’arbre ou de gros objets » partage Cédric Henry, garde-pêche des régions Lavaux-Oron, Riviera. Niveau largeur, on passe des cinq mètres actuels à 20 mètres par endroits en incluant les talus herbeux.
Projet d’importance
« Il n’y a pas que l’aspect sécuritaire qui rentre en compte. Cette renaturation, qui pourrait devenir réalité dans les meilleurs délais en 2026-2027, comporte deux autres volets » annonce Etienne Blanc. A ce titre, le municipal détaille les procédures administratives actuelles dans cette partie du Bourg : « Aujourd’hui, une analyse sécuritaire est obligatoire lors de chaque mise à l’enquête se trouvant dans cette zone. Même la pose d’un Velux en toiture est soumise à ce protocole ». Des procédures qui ne seront plus obligatoires en cas d’acceptation du projet.
« Pourquoi nous prendre près de la moitié de notre jardin pour construire un énorme lit de rivière, plutôt que de creuser le cours d’eau existant »
Jean-François Challet, propriétaire.
Troisième et dernier volet, faciliter l’accès à la Lutrive : « Un projet d’aménagement qui possède une forte plus-value environnementale, tout en soignant l’intégration paysagère et les espaces publics » mentionne le rapport de gestion 2022 de la ville. Dans le détail, un chemin piéton serpentera le long de la rivière, on y trouvera également des accès à l’eau facilités ainsi que de nouveaux ouvrages de franchissement : Le petit pont arqué qui se trouve sur la promenade du quai Gustave Doret devra être élargit afin de permettre aux piétons de franchir la vingtaine de mètres que représentera la Lutrive à l’embouchure avec le lac », assure Etienne Blanc.
Une danse d’interrogations
Le dossier, qui est toujours au stade d’avant-projet, laisse déjà une forte impression, notamment du côté des propriétaires impactés. Au printemps de cette année, un atelier participatif organisé par la commune avait pour but de recueillir les idées de la population. Si ce dernier, tout comme des séances d’information, ont permis de s’entretenir individuellement avec chacun des propriétaires impactés, des questions restent en suspens : « Pourquoi nous prendre près de la moitié de notre jardin pour construire un énorme lit de rivière, plutôt que de creuser le cours d’eau existant », questionne Jean-François Challet. « C’est clair que nous ne sommes qu’au début de l’aventure, mais je pense que la partie en amont de la route cantonale devrait également être retravaillée pour prévenir une potentielle crue » juge le propriétaire. Le constat est similaire pour Simone Monney : « Des crues, ma marraine qui est décédée à 105 ans n’en a jamais vu. Nous ne comprenons pas l’utilité de ces travaux, hormis le fait de favoriser l’eau stagnante et la présence du moustique tigre » s’insurge la propriétaire. « Nous avons le sentiment d’être menés en bateau et que ce dossier cache quelque chose de plus important. Nous préférerions que les autorités soient honnêtes. Sans parler de l’atelier participatif, où nous avions l’impression que les propriétaires n’étaient pas les bienvenus. »
En tout, une dizaine de propriétaires devront céder une partie, ou l’intégralité, de leurs terrains au profit de la collectivité. Là aussi, la manière de faire est jugée maladroite : « Ils ont réussi une fois de plus à mettre la charrue avant les bœufs » explique Roman Charmey avec un sourire jaune. « A la fin de cet été, une personne s’invitait dans nos parcelles afin d’établir leur prix de rachat. Nous avons vraiment le sentiment d’être impuissants face à l’intérêt général ». Pour Martine Rochat-Challet, co-propriétaire d’un jardin avec son frère, il est impensable de perdre les terres familiales : « La commune peut nous donner des millions, nous ne voulons pas perdre notre jardin. Encore moins voir des gens se promener sous notre nez ». Prête à mener la fronde, la propriétaire juge les pratiques de la commune très violentes : « Il s’agit d’une expropriation sans discussion, c’est très dur d’être jeté à la porte de chez soi » lance-t-elle au bord des larmes.
Du côté des autorités communales, le discours est à la transparence : « Ce type de procédure est courant en Suisse, presque quotidien. Nous sommes effectivement en train de faire évaluer chaque parcelle impactée par un expert externe dans le but d’établir le nombre de mètres carrés concernés pour racheter ces terrains au prix du marché », confirme Etienne Blanc.
Subventions importantes
Les coûts de ces travaux sont estimés entre cinq et six millions de francs. En raison de ses origines étatiques, la Confédération et le canton de Vaud financent 90 % de l’opération. Aujourd’hui, l’avenir de La Lutrive est en suspens. Car si cet avant-projet est accepté par le Conseil communal en début d’année prochaine, les premiers coups de pioches sont prévus pour 2025. En cas de refus par les élus, tout s’arrête : « Aucune adaptation de ce projet n’est possible. En d’autres termes, soit il est accepté tel quel, soit il tombe à l’eau » expose Etienne Blanc avant de rappeler les impacts conséquents sur la partie ouest du Bourg. « Cela sera très compliqué administrativement pour chaque mise à l’enquête. Sans parler des coûts pour les propriétaires afin de réaliser une analyse sécuritaire. A la fin, ce sont eux qui décident, mais quand on explique les tenants et aboutissants, ils sont majoritairement favorables à cette solution sécuritaire. »
Contradiction écologique ?
Redonner un naturel à La Lutrive ne se fera pas sans l’intervention de pelles mécaniques. Ces travaux constitueront un dérangement pour la faune et la flore actuelle : « Une perturbation est inévitable, mais temporaire » explique Cédric Henry, garde-pêche des régions Lavaux-Oron, Riviera. Le service cantonal sera chargé d’étudier quelles dates seront les moins impactantes pour les espèces présentes dans La Lutrive. « Nous allons également réaliser des pêches de sauvetage afin de déplacer les truites en douceur avant l’arrivée des machines. Dès la fin des travaux, nous les réintégrerons en amont
pour qu’elles retrouvent leur lieu de vie naturellement ».
Les caractéristiques des cours d’eau n’ayant jamais été canalisés seront reproduites le plus fidèlement possible : « Différentes vitesses des courants et plusieurs profondeurs permettront la reproduction des espèces. Si nous devons avoir recours au bétonnage, des ouvertures seront créées pour favoriser la présence de salamandre par exemple. Sans oublier que les seuils existants seront abaissés pour devenir franchissables en période de crues par les truites lacustres ». Aujourd’hui, la dalle en béton installée sous la route cantonale constitue un obstacle quasi infranchissable pour la faune aquatique. Le projet prévoit de la rendre plus rugueuse et d’y placer des blocs pour faciliter les poissons à remonter le cours d’eau.