La poésie en deuil : Mousse Boulanger
Mousse Boulanger qui fut tour à tour comédienne, productrice d’émissions radiophoniques, journaliste, écrivaine et poète, s’est éteinte paisiblement à l’hôpital de Payerne en tenant la main de sa petite-fille.

Corine Renevey, auteure de Mousse Boulanger | Lorsque la nouvelle est tombée dans la nuit du 16 janvier, nul doute que le silence nous laissa plus orphelins encore. Car Mousse Boulanger était une voix, celle des poètes et des écrivains qu’elle a défendus tout au long de sa carrière, mais aussi la porte-parole des laissés-pour-compte, des démunis, des petites Emma. Si elle s’indignait contre les injustices et militait pour plus d’égalité et de dignité, c’est qu’elle n’a jamais renié ses origines modestes.
Née Berthe Neuenschwander en 1926 à Boncourt, à la frontière française, elle est issue d’une famille ouvrière d’origine alsacienne. Elle évoque son enfance heureuse en Ajoie dans les Frontalières (L’Age d’homme, 2013), un recueil qu’elle dédie à sa mère. Le goût des mots lui vient de cette période d’insouciance et de découverte, alors qu’on parle plusieurs dialectes dans sa famille. Elle en fait une passion. Et une liberté.
Dans les années 30, son père achète leur premier transistor, aussitôt elle s’imagine « causer dans le poste ». Son rêve devient réalité en 1955, lorsqu’elle franchit la porte de Radio-Lausanne avec son mari, Pierre Boulanger, autrefois fils de boulanger, qui choisit pour pseudonyme le nom du métier de son père. Au moment de leur rencontre en 1953, lui est mime à Paris formé par Etienne Decroux, un comédien à la mémoire infaillible et un diseur au faciès mobile qui a créé un spectacle dont il emprunte le titre à un poème de Paul Fort, Le Marchand d’images. Elle est comédienne à Genève, formée par Jean Hort et Germaine Tournier qui lui apprend les ficelles du métier. Elle y crée le Cercle du Théâtre grâce à l’association Connaître et monte sa propre troupe.
Ensemble les Boulanger animent une longue série d’émissions radiophoniques qui a pour vocation de faire connaître les poètes et écrivains d’ici et d’ailleurs. Ils explorent les prodigieuses techniques de mise en onde qu’offre la radio et s’inspirent des poètes de l’ORTF, Jean Tardieu et Paul Eluard, pour créer des ambiances sonores et ouvrir une fenêtre sur la poésie. Profitant aussi de la formidable présence des comédiens du Radio-Théâtre, ils vont se servir de la parole comme d’une matière sonore et en faire une volupté physique. Le 9 août 1969, ils signent un manifeste La Poésie est contagieuse (RadioTV je vois tout) où ils expriment leur vision de la poésie et l’importance de la Radio qui, « avec sa présence un peu mystérieuse peut recréer facilement cette ambiance toute en demi-teintes loin des tracasseries trop quotidiennes. » Au micro, ils sont de véritables pionniers qui se saisissent des mots, jusqu’à les forcer à produire des étincelles jamais entendues.
L’expérience radiophonique leur donne l’envie de monter ensemble sur les planches et de rencontrer leur public. Ils se produisent ainsi régulièrement sur les scènes de Suisse romande et de France et sont invités à Bucarest, Prague, ou Moscou où ils deviennent de fidèles ambassadeurs de la littérature romande. Leur carrière atteint la consécration en 1974 grâce au metteur en scène lyonnais Marcel Maréchal qui dirige la Compagnie du Cothurne. Il les a repérés et les fait entrer dans la programmation du 28e Festival. Avec les Boulanger, c’est la poésie qui s’invite en Avignon. Plus de 3500 recueils de poésie sont vendus en 10 jours.
La mort brutale de Pierre Boulanger en 1978, à la suite d’un virus contracté en Afrique, aurait pu tout faire basculer : c’est compter sans la force extraordinaire de Mousse Boulanger qui, âgée de 50 ans, se retrouve élue à la présidence de la Société suisse des écrivains (aujourd’hui Autrices et Auteurs de Suisse) jusqu’en 1982, puis à la tête de ProLitteris, organe important de la Confédération qui se charge de percevoir les droits d’auteurs. Son engagement pour les associations littéraires et culturelles ne tarit pas. Nombreux sont les écrivains et artistes qui lui doivent beaucoup. Vio Martin notamment dont elle publie la Correspondance littéraire et amoureuse avec Gustave Roud (L’Aire, 1994). Féministe de la première heure, Mousse Boulanger se bat pour que la poétesse soit reconnue à part entière.
Indépendamment de ses nombreux combats pour la littérature romande, Mousse fut l’amie des poètes, parfois leur muse. Pierre Seghers avec qui elle fait une série d’émissions, Les Héraults de la résistance (1975) et le Jardin des roses de Saadi (1977) lui donne la légitimité d’écrire de la poésie et préface ses poèmes. Paul Vincensini, un poète et éditeur « un peu fou », a l’idée de publier ses Poèmes-missives (Guilde du poème, 1985) qu’elle considère comme sa plus grande réussite. Gustave Roud, avec qui elle partage son amour de la poésie et de la campagne joratoise, lui accorde un entretien qui fait date, Promenade avec Gustave Roud (Calligrammes, 1987). Maurice Chappaz avec qui elle négocie l’acquisition des fonds regroupés Bille-Chappaz pour les Archives littéraires lui fait une demande en mariage qu’elle refuse. Jacques Chessex avec qui elle fait partie du jury du Prix Lipp Suisse et du prix Rod, la soutient dans son travail d’écriture poétique et la convainc de publier.
Il est étrange et mystérieux comme chacun garde ses propres souvenirs de Mousse. Elle n’avait pas peur de la mort, mais espérait que son esprit puisse lui survivre. On la connaît intimement si on est taillé dans la même roche qu’elle; on admire son esprit combattif si on a milité à ses côtés, ou on conserve la trace unique de sa voix si on l’a rencontrée sur son chemin. C’était d’autant plus évident lors de la cérémonie célébrée au temple de Mézières ce samedi par un froid polaire. Les nombreux témoignages de ses proches ont évoqué une fois encore la grande dame qu’elle fut, laissant au fond de nos cœurs des torrents de tendresse.
Oui, la vie de Mousse Boulanger fut belle !
Femme poésie : une biographie (Éd. de l’Aire, 2021)