Cully – Rencontre avec un pêcheur professionnel
Pierre-Alain Monbaron est une personnalité bien connue dans la région. Nous l’avons rencontré à son domicile, face au fameux platane de 1798, planté à l’occasion de l’Indépendance vaudoise. Cet homme de 78 ans en paraît dix de moins : la pêche, malgré la dureté du métier, a l’air de bien conserver !
Comment se passe donc l’une de ses journées d’été, la saison où son activité est la plus intéressante ? A 17 heures, il va tendre ses filets pour la féra et la truite. Cela se fait à mi-lac, donc au large, devant Cully. Il utilise des filets dérivants, qui vont donc se déplacer avec le courant et que l’on ne retrouvera pas toujours à l’endroit où on les a posés. Ils mesurent 20 mètres de haut et comportent des mailles larges de 50 sur 50cm. On aligne huit « pics », qui sont des balises clignotantes. Cette opération dure environ deux heures. Le lendemain, réveil à 3 heures du matin ! Il faudra en compter quatre pour la levée des filets. La « récolte » du jour est très aléatoire : on peut trouver 3 ou 40 poissons… Une moyenne en compte 20. Ceux-ci sont immédiatement décrochés des filets et placés dans des caisses à même la barque. Puis c’est le retour au port, appelé « Creux des rives ». Il se situe à côté des bains publics longtemps nommés « Bain des dames ». Il s’agit aussi de relever les « nasses » (sortes de cages en treillis) pour les perches. A proximité, Pierre-Alain Monbaron a sa cabane. On l’y voit souvent en train de fumer ses féras, alors qu’une musique de jazz attire l’oreille. Car l’homme est un passionné de ce genre musical, dont il possède 10’000 enregistrements sur vinyl ou CD ! Dès le retour de la barque, la priorité va aux poissons. Ceux-ci vont être préparés, c’est-à-dire écaillés et taillés par son épouse Clémentine, d’origine camerounaise, à la « pêcherie » située au centre de Cully. Car les poissons bruts, aujourd’hui, n’ont plus aucune chance d’être vendus. La clientèle se répartit entre les privés, le magasin et La Grappe d’Or, restaurant tenu par sa belle-fille. Notons que celui-ci comporte aussi sur sa carte le brochet, poisson délicieux mais qui rebute souvent les cuisiniers vu sa forte présence d’arêtes. Après le traitement du poisson, c’est le tour du matériel : il s’agit de démêler les « pics ». Deux heures environ de repos. En fin d’après-midi, notre pêcheur part de nouveau tendre les filets, en vue de la levée du lendemain matin. Et le cycle recommence chaque jour d’été… Les mois d’hiver, la pêche est un peu moins contraignante.
Poursuivant notre entretien avec Pierre-Alain, nous apprenons plein de choses sur la pêche professionnelle, un domaine souvent mal connu du grand public. Sait-on par exemple que vers 1970, il y avait 150 pêcheurs sur les rives suisses du lac Léman, en 2025 il n’y en a plus que 50. Leur nombre est légèrement supérieur à La Côte qu’en Lavaux. Des accords internationaux répartissent ainsi les quotas : 60 % du côté suisse, 40 % du côté français. Une particularité ignorée : jusqu’en 1970, il y avait des vignerons-pêcheurs (comme, plus anciennement, des vignerons-agriculteurs). Depuis cette date, il faut vivre à 75 % de sa pêche pour avoir le statut de pêcheur professionnel. Mais il n’est plus très facile aujourd’hui de trouver un boulot d’appoint, car tous les métiers se sont professionnalisés. La situation financière du pêcheur, certaines années, peut donc s’avérer difficile. Un concordat intercantonal entre Vaud, le Valais et Genève autorise chaque pêcheur à utiliser huit « pics », soit 800 mètres de filets, ainsi que quatre « nasses ».
Notre interlocuteur évoque longuement les problèmes liés au dérèglement climatique, qui lui tiennent à cœur. Il regrette qu’une partie du public en soit inconscient… ou nie son existence. Ce sont probablement les pêcheurs qui le perçoivent le mieux, car ils travaillent tout le temps avec la nature et sont totalement dépendants d’elle. « Depuis dix ans, c’est la cata-
strophe, nous dit Pierre-Alain. Le changement de climat est global. Il n’y a plus d’hivers. Et on a moins de bise, mais beaucoup plus de vaudaire, qui est un vent chaud. » L’année 2024 a été extrêmement mauvaise, et 2025 ne s’annonce pas beaucoup mieux. Tout cela promet un avenir incertain pour la pêche professionnelle, qui est menacée dans son existence même.
Avec un sourire aux lèvres, notre pêcheur met aussi en doute un mythe, selon lequel la présence des cormorans serait à elle seule totalement responsable de la baisse du nombre de poissons. C’est oublier que tous les poissons « nobles » sont carnivores, à l’exception de la féra. Quant aux cormorans, ils privilégient la consommation des vengerons, gardons et sardines. Mais comme ceux-ci sont eux-mêmes la proie des gros poissons, il est vrai que les cormorans sont quand même responsables d’un certain dérèglement. Comme quoi l’explication n’est ni simple ni unilatérale…
Le métier n’est pas exempt d’une certaine dimension poétique. Voyez, en vous promenant le long de la rive, hiver comme été, la barque de Pierre-Alain Monbaron au loin sur l’eau, sous le soleil déclinant ou dans la brume, et le pêcheur poser ses filets. On a là presque une image biblique évoquant le lac de Tibériade… Mais, comme on l’a vu, cette vision ne doit pas nous faire oublier qu’il y a là derrière un dur labeur à l’avenir incertain. Alors, songeons à cela quand nous dégustons perches, féras, truites ou brochets !