C’est à lire – Les mémoires et les réflexions d’un grand journaliste
Le souffle de l’Histoire par Jacques Pilet, journaliste

Jacques Pilet nous propose un recueil passionnant d’entretiens avec son confrère Jacques Poget. Tous deux ont été, entre autres, rédacteurs à 24Heures. Mais nous n’allons pas entrer ici dans le détail de la brillante carrière de Pilet, qui a débuté au Journal de Montreux, pour passer par la Feuille d’Avis de Lausanne, la TSR, le poste de rédacteur en chef de L’Hebdo, Le Nouveau Quotidien (deux journaux de qualité hélas disparus), les entreprises Edipresse et Ringier… L’auteur ne se complaît pas dans l’évocation de son riche parcours professionnel, qui n’est d’ailleurs pas l’aspect le plus intéressant du livre. Celui-ci en réserve bien d’autres !
Et notamment ses réflexions sur le monde et la Suisse. Jacques Pilet fut et reste un journaliste libre, au plein sens du terme. Si bien qu’il ne faut pas attendre de lui qu’il utilise le langage formaté et quasi officiel concernant par exemple l’Ukraine. Sans nier les crimes de l’armée de Poutine, il dégage les lourdes responsabilités de Kiev, et de son nationalisme effréné, dans la genèse du conflit. Il montre que le journaliste ne doit pas être habité par les passions collectives, mais porter un regard distant et objectif sur l’histoire présente. Là est sa liberté, de plus en plus menacée par le conformisme ambiant, voire par les réactions haineuses sur Internet. On appréciera aussi ses portraits, parfois cruels, parfois aussi laudateurs, des chefs d’Etat et hommes politiques suisses ou étrangers qu’il a pu rencontrer comme grand journaliste. On ne donnera ici pas de noms, les lecteurs et lectrices les découvriront… Il dit aussi sa relation avec l’Allemagne, plus profonde et intime que celle qu’il entretient avec la France. Bonnes pages encore sur l’expansionnisme étasunien depuis la guerre d’Indépendance, ou les relations entre Romands et Alémaniques.
Jacques Pilet aime la Suisse, mais avec la dent dure. Il dénonce son autosatisfaction ronronnante pendant des décennies. Notre pays a échappé à la Seconde Guerre mondiale, pas seulement grâce au Réduit national, devenu une sorte de mythe patriotique, mais aussi par des compromis avec le Reich qui ont pu aller jusqu’aux compromissions. Il en est sorti économiquement enrichi et trop conscient de sa valeur. Si bien qu’on en est venu à oublier que les restrictions drastiques (eau, gaz, électricité), auxquelles sont confrontés d’autres pays, pourraient aussi un jour toucher à notre confort douillet. Pilet, qui est un Européen convaincu, pour des raisons à la fois affectives et rationnelles, est persuadé que la Suisse doit entrer dans l’Union européenne. A défaut de quoi elle risque de s’isoler complètement, tant sur les plans politique qu’économique, scientifique et culturel. Il plaide pour cette cause avec une conviction enthousiaste.
Le livre, souvent dérangeant voire décoiffant, s’en prend aussi à un ultra-féminisme pour lequel l’écriture inclusive est devenue un combat prioritaire, ainsi qu’à certains sujets sociétaux qui font oublier, notamment dans les partis de gauche, les luttes sociales qui devraient être pour eux au premier plan. L’auteur ne porte pas non plus dans son cœur les groupes qui veulent la « décroissance », selon lui un caprice de riches méconnaissant la misère qui règne encore dans une grande partie du globe, elle avide de progrès et de mieux-être.
Un dernier chapitre, plus intime, teinté d’émotion, mais avec une grande pudeur. Jacques Pilet y évoque sa famille, ses amis et amies, ainsi que le souvenir de son épouse trop tôt disparue, l’excellente photographe Simone Oppliger, venue du Jura bernois des ouvriers horlogers, qui lui a fait connaître un autre milieu social et l’a ouvert aux arts.
Certes, on peut ne pas partager les idées défendues par ce journaliste d’exception ! Mais dans tous les cas, ses réponses aux questions de son confrère suscitent la réflexion et participent au libre débat démocratique, qui est l’une des forces de notre pays et doit le rester.
Jacques Pilet, Journaliste. Le souffle de l’Histoire
Entretiens avec Jacques Poget, Neuchâtel, Editions Livreo-Alphil, 2022, 336 p.