Naufrage décisionnel
Vendredi 29 mars, le Simplon se pose sur les rochers. On l’entendra hurler toute la nuit
Malgré les alertes de MétéoSuisse, les dirigeants de la Compagnie générale de navigation sur le Léman (CGN) décident de laisser amarrer le Simplon au débarcadère de Cully. Ce navire frôle le naufrage. Reportage.
Le Simplon, on en parle depuis une semaine. Commandé en 1913 aux Frères Sulzer, il ne sera mis en service qu’en 1920,
tant l’incertitude liée à la première Guerre mondiale aura compromis la date de son lancement. Sa contrainte, il aura les dimensions
de La Suisse lancé en 1910. Visuellement, il s’en distingue au niveau du pont supérieur et à l’emplacement de la cheminée.
Afin de gagner de la place sur le pont principal, la chaudière est placée à l’arrière de l’axe des roues à aubes, nécessitant le retrait
de la cheminée par rapport au poste de conduite. Sa machine est la plus puissante de tous les lacs européens,
ce qui lui confère un attrait supplémentaire.
Naviguant à vide pour un contrôle après un service de maintenance, le Simplon est remorqué à Cully à la suite d’une panne. « Les conditions ne sont pas réunies pour poursuivre le remorquage jusqu’à Lausanne » annonce jeudi dernier Pierre Imhof, directeur général de la CGN. Mais le sont-elles pour laisser amarrer à Cully le jumeau de La Suisse durant un long week-end pascal ?
Que nous dit Murphy ? S’il existe une infime possibilité que quelque chose tourne mal, cela arrivera. Puis c’est l’enchaînement. Rappel des faits.
Cully n’est pas un port, mais un débarcadère exposé en cas de vaudaire.
« La bise n’est pas dangereuse dans la rade de Cully » se dit-on jeudi à la direction de la CGN. Mais voici ce qu’annonce MétéoSuisse pour vendredi 29 mars : « Le foehn sera à son maximum avec des rafales qui devraient approcher les 100 km/h dans la plaine du Chablais et les 120 km/h dans les vallées préalpines alémaniques. A l’image de mardi dernier, il pourra s’étendre sur le Haut-Lac Léman ainsi que sur le Plateau, par exemple dans la région d’Oron, de Lausanne ou encore de Zurich. »
Dans la journée de vendredi, aucun vent ne souffle à Cully, ni ne perturbe le calme des eaux. Pourtant, les prévisions sont avérées, l’heure seule diffère, comme il arrive souvent. Un membre de la CGN a même rapporté que la direction, pourtant informée, aurait remis à mardi l’exécution du sauvetage. Ce n’est qu’après 16h que la vaudaire se met à souffler. Vers 19h, les amarres tendues pour limiter le roulis ayant même lâchés, le Simplon s’empale contre le débarcadère. A la poupe, la coque et le safran battent méchamment les rochers du quai. Le plus effrayant est le bruit, comme un gémissement, comme un cri, comme une agonie qui n’en finirait pas.
Les feux oranges, dont on attend qu’ils préviennent des vents, n’ont pas tourné. On peut ajouter que la règle des feux tournant à 90 tours par minute veut que le commandant ou le skipper d’un bateau gagne le port le plus proche. Cela aurait-il changé quelque chose ? On n’abrite pas un navire de près de 500 tonnes comme une simple embarcation. Mais on peut prévenir.
Peu de moyens sont recensés au début de l’intervention, puis les secours s’étoffent rapidement. A partir de 22h, des pneus de poids lourds sont arrimés au rivage, entre la poupe du navire et les quais, pour protéger la coque du vaisseau de la violence des chocs. L’APOL sécurise le périmètre déjà occupé par des installations du Cully Jazz. Toute la nuit, des générateurs tournent pour alimenter les pompes à eau chargées d’évacuer l’eau entrant par la poupe et pour éclairer le site. Vers une heure, les cuves à mazout sont sous contrôle. Le carburant est pompé des citernes situées à la proue, pour prévenir tout risque de pollution, mais aussi pour alléger le navire et en faciliter le dépannage.
On craint un naufrage
La proue s’incline dangereusement, La situation reste tendue toute la nuit. En termes d’intensité, elle aura été longue pour tous ceux qui se sont dévoués au sauvetage du Simplon. Courte, tant les efforts pour la survie du navire ont été soutenus.
Samedi matin, une cinquantaine de sauveteurs, des membres de l’ECA, des pompiers, du personnel de la CGN s’affairent pour désolidariser le magnifique navire Belle Epoque du débarcadère de Cully, lui aussi amoché. Pour réaliser le sauvetage du Simplon, il est même question de découper le safran, la partie immergée du gouvernail, mais l’urgence de la situation et l’annonce d’une nouvelle arrivée de vaudaire contraignent les équipes de sauvetage à y renoncer.
L’émotion est palpable sur les quais, l’incompréhension aussi. Certains restent muets de stupéfaction. D’autres sont effrayés ou consternés. Quelques-uns s’expriment. Ils ont en mémoire des événements antérieurs, violents, et ne comprennent pas l’absence de décision. Ils savent que la vaudaire peut être violente sur la Riviera, qu’elle se calme généralement dès son entrée dans le Haut Lac et qu’à Lausanne elle devient pratiquement inexistante. On sait aussi que, même alors que le vent est tombé, les vagues résiduelles compliquent encore les interventions. « Qu’attendait-on pour tenter un sauvetage vendredi » se demande-t-on, d’autant que des membres de la CGN auraient été disposés à intervenir malgré le jour saint. Les riverains entendront toute la nuit le bruit du vent, les vagues rageuses et le flanc tribord du navire raclant les rochers de la place d’Armes.
Le Simplon sécurisé
La gendarmerie ayant sécurisé le site sur l’eau, dès 10h le Simplon est poussé au large par des remorqueurs. Le Léman l’y attend, et c’est à couple qu’il remorque le Simplon jusqu’au chantier naval de la CGN, à Ouchy.
Dans la matinée, le Bureau d’information et de communication de l’Etat de Vaud publie l’information suivante : « Le canton salue le travail admirable des intervenants de la nuit pour éviter le naufrage. Il est en lien permanent avec ses administrateurs au sein de la CGN et la direction pour s’assurer que des mesures seront prises à la fois pour déterminer les responsabilités et pour évaluer les dégâts. Le canton partage la tristesse des amoureux du Léman et des navires historiques et salue l’ensemble de la communauté lacustre qui a permis de sauver le Simplon. L’Etat entend s’assurer que des mesures seront prises d’une part pour diligenter une enquête externe qui permettra de déterminer les responsabilités et d’autre part pour conduire une évaluation des dégâts en vue de la remise à flots du Simplon. »
D’importants dommages sont visibles sur le pont d’embarquement et sur la coque du navire, ondulée sur son flanc tribord. La peinture s’est détachée en plusieurs endroits, même à hauteur des fenêtres du salon Première classe. Sans doute faudra-t-il du temps pour effectuer les réparations, mais surtout pour effacer le souvenir d’un naufrage décisionnel.
En conclusion, on peut bénéficier de toute l’avancée technique souhaitable, si l’homme aux commandes ne l’utilise pas, autant ne pas en profiter. On a vu ça avec le Costa.