« Nous voulons des actes, pas des promesses »
Les agriculteurs suisses réclament justice et soutien pour leur survie
Reportage et interviews
Mardi 3 décembre, près d’un millier d’agriculteurs ont manifesté à Berne devant l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Ils exigent une administration moins lourde et des prix justes. Parmi eux, Fabrice Chollet et Vincent Bigler, deux jeunes agriculteurs forellois, ont partagé leurs inquiétudes.
Des agriculteurs venus de tout le pays ont rompu le silence qui règne habituellement devant le siège de l’OFAG. Pris à la gorge par leur administration, ils étaient des centaines à avoir détaché les cloches du cou de leur bétail pour cette journée d’action. Un vacarme de quinze minutes qui en dit long sur l’atmosphère de la paysannerie. Accompagnés de leurs pancartes et de messages forts, comme l’OFAG, responsable des suicides, les agriculteurs veulent faire pression sur Berne : « Après les actions de ce printemps, ils avaient promis de passer à l’action rapidement. Que de belles promesses ! On ne peut pas attendre la nouvelle politique agricole 2030 pour que les choses changent », s’insurge Fabrice Chollet. « L’OFAG temporise pour éviter de remettre en question les tarifs appliqués par les acheteurs de la grande
distribution. »

Vincent Bigler (à gauche) et Fabrice Chollet avaient fait le déplacement depuis Forel
Devant la porte d’entrée du siège de l’OFAG, on ne mâche pas les mots. Pour Simon Baechler, agriculteur à Vallon (Fr), la situation est critique : « On nous demande d’augmenter notre production de 50 % d’ici 2050, mais sans nous en donner les moyens. Les surfaces cultivables diminuent, les règles s’empilent, et les contrôles obligatoires sont toujours plus nombreux et à nos frais. Sans parler de la concurrence étrangère et de leurs coûts de production plus faibles ». Si son temps de parole était chronométré à deux minutes, l’agriculteur fribourgeois aura capté l’attention : « En continuant à vouloir la transparence de l’agriculture, vous nous prouvez que vous n’avez pas confiance en nous. Demandez plus de transparence à vos acheteurs sur leurs marges, pour voir s’ils sont tout autant honnêtes que nous ».
Bureaucratie écrasante
Les charges administratives pèsent lourd sur les agriculteurs, comme nous explique par téléphone, Anne Chenevard, productrice de lait et de céréales à Corcelles-le-Jorat : « On se sent traités comme des tricheurs à force d’être contrôlé en permanence », lance la productrice qui est venue avec une charrette remplie de berlingots de lait équitable. Pour bien comprendre, le programme Digiflux oblige les agriculteurs à enregistrer systématiquement toutes les substances utilisées sur leurs exploitations, qu’il s’agisse de produits phytosanitaires, d’engrais ou d’aliments pour animaux. « Il faut arrêter de croire que les agriculteurs polluent les sols. La nature est notre outil de travail et nous savons l’utiliser. Nous ne voulons pas souiller nos terres ni utiliser plus de traitements que nécessaire, surtout que ces produits sont coûteux. »
« On se sent traités comme des voleurs
ou des menteurs », Anne Chenevard, productrice et présidente de la coopérative de lait équitable
Simon Baechler explique que ce travail de déclaration, auparavant effectué lors de contrôles présentiels, est désormais centralisé par la Confédération via cette plateforme numérique : « Depuis l’arrivée du recensement électronique, c’est le début de notre fin. Il n’y a plus de contact humain et le programme ne permet pas toujours d’expliquer d’éventuels dépassements ou particularités ». Pour les agriculteurs, cette surveillance accrue, dénuée d’échanges, alourdit encore leur charge mentale et administrative. « Etre constamment sous surveillance ajoute une pression énorme, surtout sans pouvoir justifier nos pratiques face à une personne. »
Objectifs déconnectés
La Confédération prévoit d’augmenter la production agricole tout en réduisant les surfaces cultivables et en multipliant les contraintes. Une stratégie que Fabrice Chollet juge irréaliste : « Comment produire plus avec moins de ressources ? Nous ne sommes pas des magiciens ». Du côté de Arnaud Rochat, fondateur du mouvement Révolte agricole suisse, il ne s’agit pas seulement de réformer le système, mais aussi d’assurer un avenir aux jeunes générations : « Beaucoup d’agriculteurs sont isolés et submergés par le travail. Certains n’en voient plus le bout. Nous devons aussi parler du mal-être dans notre milieu, car des agriculteurs se suicident et on n’en parle pas assez. »
Les agriculteurs ont formulé des demandes claires : ils réclament une réduction des charges administratives, une rémunération équitable pour leurs produits, une meilleure protection contre les importations à bas coût, et une politique agricole stable et prévisible. Simon Baechler résume leur combat : « Une exploitation agricole, c’est avant tout une famille qui travaille avec passion. Si rien ne change, des pans entiers de notre patrimoine disparaîtront. Nous voulons des actes, pas des promesses. »
Les familles paysannes promettent de rester mobilisées jusqu’à ce que des mesures concrètes soient prises. La balle est maintenant dans le camp de l’OFAG et des autorités fédérales, sachant qu’une nouvelle politique agricole doit voir le jour d’ici 2030, un délai trop long pour les agriculteurs qui ont déjà promis de poursuivre la pression sur Berne avec des actions et des
rassemblements plus forts.
Les manifestants demandent des réformes immédiates, notamment :
Une réduction des charges administratives inutiles.
Une révision des paiements directs pour qu’ils favorisent la production locale.
Une protection contre les importations à bas coût.
Une rémunération équitable des produits agricoles.
Silence, on tourne dans les fermes

Interview: Élise Dottrens
Depuis environ une année, Frédéric Gonseth et sa femme Catherine Azad suivent des familles de paysans de la région pour documenter leur colère. Un film qui aura l’ambition de recréer le dialogue ville-campagne.
C’est une parcelle à l’état sauvage, l’air complètement abandonné, qui borde un champ d’herbe courte. « Vous voyez, ça, c’est une jachère, explique Frédéric Gonseth, certains paysans sont payés pour laisser leurs champs pousser sauvagement, pour la biodiversité. Beaucoup sont choqués d’être payés pour abandonner un champ. »
Des incohérences du système agricole actuel, il pourrait en parler plusieurs heures. Paiements directs, prix qui plongent, conditions de vie difficiles pour les agriculteurs : pour lui, plus grand chose ne fait sens dans notre relation au monde paysan aujourd’hui.
Alors la colère paysanne, il a eu envie de la documenter. Depuis une année, caméra à la main, Frédéric Gonseth, et sa femme Catherine Azad, s’immergent dans la vie de cinq agriculteurs ou familles d’agriculteurs romands. Parmi ceux-ci, cinq sont basés dans le district de Lavaux-Oron. Raphaël van Singer et Laurence Traber tiennent la micro ferme « La Chèvre et le Chou » à Palézieux. Philippe Porta, à Forel, possède une quarantaine de vaches laitières et 92 hectares de polyculture. Il y a aussi Anouk Hutmacher et Marc Piccand, non loin d’Oron-la-Ville.
Le réalisateur précise : « Le monde paysan, on est dedans depuis tellement longtemps. Nous avons longtemps côtoyé des familles de paysans et, un temps, nous avions même des animaux de ferme à nous. Mais nous avons vraiment découvert ce monde en décidant d’aller le filmer. On est parti de la plus petite famille, et la plus mal connue, la moins aidée, c’est la micro ferme. Avec ses problèmes très spécifiques par rapport au reste du milieu. Et on ne voulait pas en rester là, nous voulions couvrir un panel maximum de types de cultures, des grandes, des petites, des élevages, etc. »
Une vie pour le documentaire
Le couple a l’habitude des documentaires, si ce n’est pas l’expertise, avec la presque trentaine de films à leur actif. Voyages, histoire, politique, leurs thèmes se suivent sans se ressembler, à une exception près : l’impact.
« Nous avons toujours fait des films d’impact. C’est notre manière de vivre et de faire. C’est pour ça que nous aimons la forme du documentaire, depuis toujours. Pour ce projet, on ne s’est même pas posé la question, c’était une évidence. »
L’impact, ici, serait de renouer le dialogue entre ville et campagne, brisé depuis longtemps. La faute, selon le réalisateur, à notre mode de consommation, l’arrivée des grandes surfaces, le décalage entre producteur et consommateur, bref, à une dérive de notre monde économique. D’un geste vague, il montre le village. « Oron, c’est une caricature qui résume parfaitement la situation. Vous avez combien de supermarchés, ici ? Et comme s’il n’y en avait pas assez, Aldi va arriver en face de Lidl. Mais la spécificité du village, c’est qu’il y a un marché le samedi matin. Ça ne devrait pas être une spécificité ! Ça devrait être normal ! » En 2012, c’est à Botiza, dans les carpates roumaines, que Frédéric Gonseth et Catherine Azad filmaient les paysans. Là-bas, des familles entières vivent encore sans la mécanisation et travaillent avec des chevaux, comme cela se faisait en Suisse jusque dans les années cinquante. « Aujourd’hui, les gens sont coupés de leurs racines. On en arrive à une situation où, d’une part, 98 % de la population n’a plus aucun lien avec l’agriculture, et d’autre part, les gens ne se rendent pas compte à quel point ils ne paient plus rien pour leur nourriture. Et ils râlent dès que les prix augmentent, alors que c’est symbolique, à côté des assurances et des loyers ! Mais le résultat, c’est qu’aujourd’hui en Suisse, on a 3 ou 4 domaines qui ferment chaque semaine. »
La colère comme trame
Lorsque le couple embrasse la thématique, la révolte paysanne n’a pas encore commencé. Alors quand les premières voix se font entendre, que les panneaux se retournent et que les tracteurs débarquent en ville, le tournage prend une autre ampleur.

à connaître sa région, à travers ses agriculteurs.
« Nous avons été très vite passionnés, nous nous sommes même aperçus que nous côtoyons toutes ces personnes depuis des décennies sans se mettre complètement à leur place. Alors nous voulions voir qu’elle était la réaction, la force, la motivation de ce mouvement, qui étaient ces gens. Et ils veulent se raconter, ils veulent communiquer avec les citadins. » En les suivant dans leur quotidien, mais aussi à travers leurs actions de revendications, les cinéastes se font porte-parole des peurs et des inquiétudes du monde paysan.
Coproduit par la RTS, le film verra le jour sur le petit écran d’ici à l’automne 2025, et dans quelques salles de la région. « Si un dialogue peut se faire, il commencera dans les salles de cinéma », espère Frédéric Gonseth.
A l’international
L’accord Mercosur : menace supplémentaire ?
Dans le contexte tendu qui touche le secteur agricole, l’accord de libre-échange entre la Suisse et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) inquiète les paysans suisses. Ce partenariat commercial vise à exonérer à moyen terme environ 95 % des exportations suisses vers ces pays. En contrepartie, les importations de viande (bœuf, dinde et de poulet) provenant de ces pays seront facilitées, provoquant une entrée massive de produits sud-américains sans droits de douane.
Pour les agriculteurs helvétiques, le Mercosur discriminerait la production suisse, puisque les coûts de production, les normes environnementales ou sociales, sont moins stricts dans ces pays. Résultat des courses, ils redoutent de voir des prix de vente significativement plus bas que les produits issus de la production nationale.
Les agriculteurs français se sont rassemblés le 18 novembre à 85 endroits pour protester contre l’accord prévu entre l’Union européenne et les pays d’Amérique latine. La situation chez nos voisins est qualifiée d’« urgence dramatique » par le premier syndicat agricole de l’Hexagone, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA).
Si les mouvements de protestation des agriculteurs français avaient influencé la Révolte agricole suisse, tous sont devant le même constat : ils attendent que leur gouvernement passe à l’action plutôt que de temporiser.
La mobilisation en Suisse, bien qu’actuellement moins visible, est tout aussi palpable. Les agriculteurs se sentent sous pression constante, accablés par les charges administratives et les exigences environnementales, tout en étant confrontés à une concurrence déloyale des produits importés. Ils revendiquent des actions concrètes pour protéger l’agriculture suisse et garantir une rémunération juste pour leur travail.
L’accord avec le Mercosur, s’il est ratifié, pourrait fragiliser davantage une profession déjà à bout de souffle, d’autant que les importations massives risquent de réduire les prix des produits locaux, mettant en péril la viabilité de nombreuses exploitations. Pourtant, si l’accord entre l’Association européenne de libre-échange (AELE-SECO) et le Mercosur s’avère profitable sur le plan économique, il risque d’aggraver les tensions existantes. La question centrale reste la suivante : comment concilier ouverture du marché et préservation d’une agriculture locale respectueuse des normes sociales et environnementales ?