Le vin anime les contacts entre les hommes,
mais à condition de le boire avec modération
Gérard Bourquenoud | Si chacun dans ce monde en ébullition arrivait à maîtriser la consommation d’alcool, il y aurait beaucoup moins d’accidents et de morts sur les routes de notre pays. Cela exige effectivement une force de caractère qui n’est pas donnée à chaque être humain. A titre de réflexion et d’exemple aussi, voici l’histoire d’un homme bouleversé par ce qu’il lui est arrivé en décembre de l’an passé.
– Non, mes amis, aujourd’hui je ne prendrai pas de vin et désormais, je n’en boirai plus, plus jamais !
C’est un voyageur de commerce qui parlait ainsi en prenant place dans le restaurant d’un train, où se trouvaient plusieurs de ses collègues. L’un d’eux lui avait déjà tendu un verre de vin, mais il l’avait repoussé.
– Vous saurez que je l’ai juré, oui, juré ! La boisson et moi, nous avons fini pour toujours.
Une véritable tempête de rires s’éleva parmi les voyageurs. Ils se moquèrent de lui, le houspillèrent, lui mirent la bouteille sous le nez. Mais ce fut inutile, l’homme demeura ferme et ne but aucun verre. Son expression était devenue si sérieuse que ses camarades cessèrent de le presser.
– Ah ! s’écria l’un de ses collègues, pour renoncer aussi subitement au vin, tu dois avoir un motif préremptoire. Que t’est-il arrivé ? Allons, mon vieux, confesse-toi !
– Je vous le dirai, mes amis, quoique que je sache très bien que vous allez une fois de plus vous moquer de moi. Depuis mon mariage, je n’ai passé que rarement une journée sans boire, et bien souvent j’ai bu plus que de raison; cela, vous le savez tous. J’aime le vin, il est à mon palais plus doux que le miel. Aussi je ne sais pas comment je pourrai m’en passer à l’avenir. Mais c’est égal, je n’en boirai plus une goutte
Un matin de décembre, alors que ce voyageur de commerce rendait visite à un client et qu’il parlait affaires avec ce dernier, il a été témoin d’une scène un peu particulière dont la conversation avec le commerçant l’a bouleversé. Un homme qui n’avait certainement pas trente ans et qui portait sur son visage les traces de la boisson, est entré dans le magasin. Ses vêtements étaient sales et usés. Il ne passait probablement pas une journée sans s’enivrer. Il tenait un petit paquet qu’il ouvrit d’une main tremblante et tendit au commerçant en disant :
– Donnez-moi une pièce de cent sous en échange.
C’était une paire de petits souliers d’enfant qui n’avaient très certainement été portés que quelques fois.
– D’où as-tu ces souliers ? demanda le commerçant qui paraissait connaître l’homme.
– Ils viennent de chez moi, répondit-il; ma femme les avait achetés pour notre bébé. Il me faut boire, donnez-moi de l’argent.
– Reporte les souliers à ta femme, l’enfant en a besoin. Tu devrais rougir de ta conduite, lui dit le commerçant.
– La petite ne les mettra plus ! … elle est morte…
Quand il eut dit ces mots, l’homme se plia en deux, sa tête s’inclina sur ses bras et il se mit à pleurer, d’abord doucement comme un enfant, puis en désespéré. A la fin, dominé par la douleur, il s’écria : « Ma femme, ma Lily ! » Il y eut un moment de silence. Puis le narrateur reprit :
– Camarades, vous pouvez rire maintenant, rire autant que vous voulez. Mais j’ai moi aussi à la maison un petit enfant de trois ans et ma femme s’appelle Lily. Aussi vrai que je suis là, je ne boirai plus de vin.
Ayant dit cela, le voyageur de commerce quitta sa place pour s’installer dans un autre wagon. Ses collègues se regardèrent sans dire un mot. Nul n’avait envie de rire ou de plaisanter. L’un d’eux ouvrit la fenêtre du train et jeta la bouteille qui se brisa sur la voie. Personne ne le blâma. Il se passa un certain temps avant que ses collègues eussent repris leur entrain. Le narrateur a tenu parole. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut vraiment renoncer à consommer de l’alcool, mais si vous prenez le volant, il est préférable de lui faire la nique !