La région et l’Ukraine
Transporteurs à la rescousse de la population
Thomas Cramatte | Deux professionnels de la route ont été les premiers du pays à porter secours au peuple ukrainien. Avec leurs camions remplis de vivres, de médicaments et de protections contre le froid, Marc Dufey collectionne les allers-retours entre la Suisse et un dépôt humanitaire de Lviv. Interview.
Marc Dufey, qu’est-ce qui vous a incité à partir pour l’Ukraine ?
Une connaissance travaillant pour « Médecins sans frontières » m’a téléphoné le 3 mars pour me demander si je connaissais des transporteurs prêts à prendre le volant jusqu’en Ukraine. Simple curiosité de sa part, j’ai réfléchi quelques instants avant de lui dire que je pouvais y aller personnellement. Après son téléphone de 10 heures du matin, je suis parti la fleur au fusil le même jour, mon 40 tonnes était plein de matériel humanitaire, et je démarrais à 19 heures. Depuis ce moment-là, tout s’est très vite passé.
Racontez-nous le début de cette aventure humanitaire ?
Un ami m’a rejoint à Stuttgart pour remplir un deuxième camion avec des médicaments (93m3). Employé de mon entreprise d’Oron-le-Châtel, il s’est magnifiquement bien débrouillé pour trouver un poids lourd depuis la France (où il se trouvait) afin de m’accompagner dans cette aventure. Une fois la nouvelle cargaison fixée dans sa remorque, nous avons continué en direction de la frontière ukrainienne. Si nous saluons nos confrères transporteurs pour avoir été réactifs quant à préparer des convois sur le pouce, nous avons pour le moins été étonnés sur place. Car aucun ne franchissait la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, faute d’autorisation, et de courage peut-être aussi.
Comment avez-vous fait pour obtenir un laissez-passer ?
Après avoir essayé de négocier durant deux jours avec les douaniers et les militaires sur place, le commandant des gardes frontières en personne est venu discuter avec nous. Tout comme ses hommes et les soldats, il nous a sensibilisés sur le fait que leur pays est en guerre et que nous risquons notre vie à bord de nos camions. Voyant que nous ne lâcherions pas l’affaire, le commandant a observé ma carte de la Croix-Rouge avant de téléphoner à son gouvernement pour nous délivrer un laissez-passer. Nous avons été ainsi les premiers à pénétrer en camion dans le pays depuis l’offensive russe du 24 mars. Le commandant nous attendait au retour. Depuis, nous sommes presque devenus amis, il nous a même invités à manger avec ses troupes. Malgré une sorte de répétition après mes cinq allers-retours, cela reste toujours très difficile de plonger dans la misère qui règne en Ukraine.
Que s’est-il passé une fois la douane franchie ?
Une tension nous envahit, un stress inexplicable. Si notre destination n’est qu’à 80 kilomètres de la frontière, ce sont les 80 km les plus longs que je connaisse. Et Dieu sait que 80 km ce n’est rien dans la vie d’un camionneur (rire). Pour rejoindre la ville de Lviv, il y a plusieurs check-points. Une foule importante de réfugiés s’agglutine aux points de contrôle. La misère nous envahit, elle est partout. J’ai vu un enfant avec comme seul habit des bottes en caoutchouc et un pampers. Ses jambes rougies par les températures en dessous de -10°C ne demandaient qu’un petit peu de chaleur. Le risque est grand de transporter des réfugiés dans nos camions, mais l’attente au check-point est longue et je n’ai pas résisté à accueillir ce petit pour qu’il se réchauffe un moment. Plus tard, d’autres rescapés du conflit sont venus s’entasser le long des cheminées de nos camions pour trouver un peu de chaleur.
Comment revient-on d’un voyage pareil ?
Tu ne peux pas te préparer à la guerre. La sensation d’impuissance face à la situation domine. Il faut en quelque sorte relativiser pour ne pas se griller les ailes. Car, je sais que ce que nous avons amené, ce n’est même pas une goutte d’eau dans l’océan. Mais on fait ce qui est en notre pouvoir. Aujourd’hui, cela fait du bien d’en parler autour de moi, même si ma réputation de gros dur me précède, j’ai besoin de pleurer et de partager mon vécu. Sans le savoir, les journalistes qui m’ont interviewé ont fait office de thérapie.
Seriez-vous prêt à reprendre le volant pour l’Ukraine ?
Je partirais autant de fois que cela me semblera nécessaire. Actuellement, l’argent est le seul frein à mes convois humanitaires. Un aller-retour me coûte 7400 francs. A titre de comparaison, si je devais facturer un trajet équivalent, le montant s’élèverait à 13’500 francs. La marchandise provient de diverses associations, mais malgré cela, j’ai mis plus de 19 mille francs de ma poche. Mais lorsque l’on parle de vie humaine, l’argent ne compte pas…
Un compte bancaire proposé par la Banque Raiffeisen, de Puidoux, permet aux personnes désireuses de soutenir les transports en faveur de l’Ukraine de faire des dons.
Marc Dufey
Rue de la Bougne 6
1607 Palézieux-Village
IBAN : CH83 8080 8004 3376 0416 1