« Huis Clos » par la Compagnie Soleil Nocturne au café-théâtre de la Voirie
Paradisiaque enfer
Grégoire de Rham | « Le paradis, c’est rempli de gens qui, pendant l’éternité entière, vont se raconter des souvenirs de leur vie. L’enfer c’est pareil, sauf qu’en plus, chacun a apporté ses diapos ». Cette citation du Chat de Philippe Geluck me revient après le visionnage de la pièce de Jean-Paul Sartre, Huis Clos, par la Compagnie Soleil Nocturne au café-théâtre de la Voirie à Pully ce 18 novembre. Comme si le scénario le plus terrifiant de la vie d’après était celui d’un endroit où l’on se verrait confronté aux errances de nos confrères et consœurs humain-e-s.
Huis Clos, bien qu’étant plutôt court puisque ne comportant qu’un acte unique, fait partie intégrante du patrimoine littéraire francophone. La mettre en scène constitue donc un défi aussi périlleux qu’un Cyrano de Bergerac ou autre Misanthrope, tant les versions pullulent. Difficile de se démarquer lorsque des Robert Hossein, John Huston ou Michel Vitold se sont déjà frottés à l’exercice. Sans compter les adaptations cinématographiques de Jacqueline Audry et Tad Danielewski.
L’histoire, rappelons-la, est celle de trois individus, Garcin, Inès et Estelle, qui ne se connaissent pas et qui se retrouvent, après leur mort, enfermés ensemble dans la même pièce. Peu à peu, les langues vont se délier, les esprits vont s’affronter, les corps se rapprocher puis s’éloigner.
Chacun se retrouve confronté à son passé, à ses fautes et à ses angoisses. Angoisse de la mort, que l’on nomme « absence » de peur qu’elle ne devienne trop réelle, angoisse du hasard qui mène trois inconnus à cohabiter dans un espace exigu, angoisse de
l’apparence face à l’absence de miroir devant lequel se parer.
Face à ce difficile exercice, Rebecca Matosin (également metteuse en scène), Magali Meylan et Fred Pittet parviennent à la fois à éviter le piège du remake plan-plan et à garder toute la puissance de l’œuvre originale. Avec des personnages travaillés au pinceau, tantôt détestables, tantôt attachants, un rythme ciselé où chaque silence est habité, où chaque réplique tombe à point nommé, les trois acteurs réussissent à puiser toute l’essence de l’œuvre
sartrienne et à y ajouter une touche toute
personnelle.
Mais au-delà de ces trois performances d’acteur remarquables, la Compagnie Soleil Nocturne émet également plusieurs propositions de mise en scène tout à fait intéressantes. Ainsi, dès le début de la pièce, la metteuse en scène débarque devant le public en lui demandant si l’un de ses membres accepte de prendre en charge le rôle du Garçon, dernier personnage, plutôt mineur, de la pièce de Sartre. Justifiée par une volonté de ne pas caster un comédien supplémentaire, la proposition ajoute en sus une nouvelle dimension à l’œuvre, en brisant immédiatement un quatrième mur qui se verra par la suite particulièrement malmené. Les trois acteurs font ainsi brillamment vivre le monde des vivants à travers les yeux du public qu’ils n’hésitent pas à prendre en témoin d’événements terrestres sur lesquels leurs personnages n’ont plus la moindre emprise.
Ce projet, né du désir de faire découvrir de manière ludique aux jeunes de l’Institution de Lavigny un des classiques de la littérature française, remplit parfaitement sa mission. Tout à la fois fidèle à l’œuvre de Sartre et ancrée dans les réalités de notre XXIe siècle, cette mise en scène est un parfait matériau pédagogique pour qui veut ouvrir une porte à l’existentialisme, à l’œuvre sartrienne ou à l’interprétation théâtrale. Présenté pour la première fois dans un « vrai théâtre », le projet a, l’espérera-t-on, encore de beaux jours devant lui.