Hommage à Eric Tappy (1931 – 2024)
La mort de l’enchanteur
Eric Tappy et sa famille se sont installés à Belmont-sur-Lausanne en 1968, dans une maison construite par un autre musicien : Hans Haug, ancien directeur de l’Orchestre de la Radio suisse romande. Une demeure de musicien en quelque sorte, dans un décor à couper le souffle permettant d’admirer le Léman du Salève aux Dents du Midi.
A cette époque, le ténor Eric Tappy enregistre l’Orfeo de Monteverdi sous la direction de Michel Corboz. Un des disques légendaires de la firme Erato qui vaudra au chanteur un Prix mondial du disque Edison. La carrière de cet ancien instituteur vaudois a littéralement décollé au niveau international en 1967.
Quelques temps forts : la Tempête de Frank Martin, à Genève, sous la direction d’Ernest Ansermet, un cycle Mozart à l’Opernhaus de Cologne, dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle et la direction musicale d’István Kertész. Devant les micros : enregistrements, concerts et créations s’enchaînent en Suisse et beaucoup en Allemagne. Mais, Eric Tappy demeure fidèle à son public romand, tant à Lausanne qu’à Genève. On retiendra deux concerts mémorables conservés au disque avec son complice de toujours Jacques Pache, le Chœur des Gymnases et l’Orchestre des Collèges lausannois.
A (ré)écouter absolument :
Possente spirto, e formidabil Nume,
https://www.youtube.com/watch?v=dPh4VbTVCI8&t=3936s
extrait de l’Orfeo de Monteverdi
En 1970, Eric Tappy chante dans la Flûte enchantée à Lyon, et s’engage dans la ronde des festivals : Salzbourg, Amsterdam, Gand, Lisbonne, Londres, San Francisco. A la fin des années 70, il participe au cycle Monteverdi donné à l’Opéra de Zurich, à nouveau dans une mise en scène de Ponnelle et la direction de Nikolaus Harnoncourt. En 1979, il est le ténor solo de la Missa Solemnis dirigée par Herbert von Karajan, à Salzbourg.
1981 : Opéra de San Francisco pour le « Couronnement de Poppée » – encore Monteverdi ! – ce sera le clap final ; en octobre, Eric Tappy annonce son retrait de la scène, alors qu’il vient de fêter ses cinquante ans, annulant ainsi trois ans de contrats.
Jean Martel au Journal de RSR2, devant Eric Tappy, ose un pourquoi ? L’artiste ne se dérobe pas et avoue une gêne vocale imperceptible pour le public, mais suffisante pour mettre en péril son exigence artistique : « Tant que je pouvais maîtriser mon instrument, je pouvais surmonter tous les obstacles. Quand je me suis aperçu que cela me coûterait trop d’énergie pour continuer à ce niveau, j’ai craint de perdre les désirs et les envies qui m’habitaient encore à cinquante ans. »
Trente ans plus tard, sa biographe Myriam Meuwly* souligne que le chanteur n’a pas eu à faire le deuil de sa carrière. « Le deuil, c’est d’être privé de quelque chose ou de quelqu’un par le destin. C’est justement l’absence de choix. Je n’étais pas mort, ma carrière était loin d’être morte. J’ignorais certes vers quoi j’allais me diriger, mais je savais qu’il n’y aurait pas de césure entre le passé et l’avenir, que l’un et l’autre serait en harmonie. »
Bien qu’actif au niveau pédagogique, Eric Tappy se retire progressivement dans ses demeures, tant à Belmont qu’à Formentera, cultivant les liens avec ses voisins marqués par sa chaleur et sa cordialité. Il manie volontiers le deuxième degré et plus encore, avec des petites piques bienveillantes, signe d’un esprit en perpétuelle curiosité.
Pour clore, une émouvante confession à propos du portrait que Myriam Meuwly fait de lui dans son livre : « Je suis sensible au fait d’y retrouver les personnes avec qui j’ai travaillé et qui ont partagé tout ce que cela comprenait d’entraide, d’effort commun, d’écoute réciproque, même et jusque dans les choses les plus intimes. En revanche, je n’y retrouve pas tous ceux que j’aurais voulu citer – et pour cause ! – ceux qui me manquaient quand je quittais mes amarres pour de longues semaines, c’est-à-dire les amis que je laissais en Suisse, à Belmont notamment. Ils ne faisaient justement pas partie de cette carrière qui m’éloignait si souvent, alors même que j’aurais souvent eu besoin d’eux. »