Histoire – Un hymne cinématographique aux « bacounis » du Léman
Grâce à une séance de projection organisée par la section lausannoise de l’Avivo, nous avons pu découvrir un film méconnu, La Vocation d’André Carel, qui porte aussi un autre titre, La Puissance du travail. Il a été tourné par le réalisateur franco-suisse Jean Choux (1887-1946). C’est un film muet en noir-blanc, avec donc des intertitres, et qui était accompagné dans les salles par un orchestre ponctuant les scènes amoureuses, tragiques ou lyriques.
Voici un bref résumé de l’histoire qu’il raconte. André Carel, fils-à-papa assez hautain et méprisant d’un écrivain célèbre, est envoyé en Suisse pour se refaire une santé, avec son précepteur Gaston Lebeau. Au cours d’une excursion en bateau sur le Haut-Lac, il débarque à Meillerie. Là, il est fasciné par le travail des « bacounis », ouvriers dans les carrières de pierre et marins sur le Léman. Il tombe amoureux de Reine, la fille d’un modeste patron d’une barque à voiles. Il va se lancer dans le travail, y trouver sa vocation et sa personnalité va complètement changer. Tout cela – avec des épisodes dramatiques que le spectateur découvrira – finit par un mariage… L’opus n’échappe donc pas aux poncifs du film d’amour. En revanche, les rapports sociaux de l’époque, entre la grande bourgeoisie et les employés des hôtels ou les ouvriers, sont bien dégagés. Quant à la fin du film, elle rend un véritable hommage au travail manuel, comme l’indique d’ailleurs son second titre.
Mais son grand intérêt est ailleurs. D’abord, il signifie la première apparition notable de Michel Simon, dans le rôle du précepteur quelque peu alcoolique. Avec sa « gueule » de travers inimitable, il annonce le grand acteur célèbre qu’il deviendra, par exemple dans Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir. Blanche Montel incarne Reine, une jeune fille typique des années vingt, au visage à la Greta Garbo, en plus modeste et naïf.
Mais surtout, La Vocation d’André Carel est le SEUL film de fiction qui montre le travail des ouvriers des carrières de Meillerie, leurs gestes, leurs techniques pour découper et transporter les blocs de pierre, leurs repas, où on « carbure » beaucoup au gros rouge, en bref leur vie dure mais fraternelle. Ils naviguent aussi sur le Léman, sur les barques à voiles latines qu’ils ont préalablement chargées. Celles-ci servaient à acheminer toutes sortes de marchandises, dans le cas présent les pierres, qui ont servi par exemple à la construction du quai d’Ouchy et du Grand-Pont à Lausanne.
Et ce film, avec ses paysages tournés notamment à Montreux, à Meillerie et à Evian, constitue à la fois un hymne au Léman et un véritable document ethnographique. A cette époque, de nombreuses barques du même type naviguaient sur le lac. Presque toutes ont disparu. En subsistent le brick La Vaudoise, construit en 1931, qui transportait 45 tonnes de pierres et La Neptune (Genève). Dans le film, c’est La Lorraine, construit en 1904, grande barque latine de 29 m. de long, qui pouvait en transporter 120 tonnes.
Quant aux bateaux à vapeur de la CGN, ils fonctionnaient encore au charbon. Je me rappelle avoir encore vu comme enfant les matelots chargeant à la pelle leurs chaudières…
Pour l’anecdote, l’expression « Il n’y a pas le feu au lac », vient des bacounis. Car on travaillait aux carrières de jour et on naviguait de nuit. Et comme on attendait longtemps avant d’embarquer, c’est une allusion au coucher du soleil rougeoyant.
Sur le plan cinématographique, ce film est assez moderne. Le réalisateur a utilisé de nombreuses techniques, telles le montage rapide de séquences alternées qui donnent au film son rythme, le flou, le fondu, etc. Quant au jeu des acteurs et actrices, il n’est pas trop surjoué à la manière de Rudolph Valentino (la main sur le cœur pour exprimer l’amour…) Enfin, il faut noter le remarquable travail de restauration et de numérisation effectué en 2002, conjointement par les cinémathèques suisse et française, sur la base d’éléments épars. Alors, bien sûr, les bobines trahissent leurs cent ans : certaines parties sont un peu trop brunes ou griffées. Mais, répétons-le, c’est un remarquable témoignage sur le lac Léman des années vingt qui a été sauvé. On peut s’en procurer le DVD en prêt à la Bibliothèque cantonale et universitaire (Rumine) ou l’acheter à la Cinémathèque à Lausanne. Il pourrait faire l’objet d’une sympathique rencontre entre amis de notre lac !