Exposition – Le monde glaçant d’Emilienne Farny
Le Musée d’art de Pully consacre une rétrospective à la grande artiste lausannoise, jusqu’au 3 décembre
Emilienne Farny (1938-2014) fut l’épouse de Michel Thévoz, éminent spécialiste de l’Art Brut. Il est avec Laurent Langer l’un des commissaires de l’exposition, qui décline la trajectoire de l’artiste. On remarquera d’abord la technique particulière de cette dernière. Avec son appareil photographique, elle capturait de nombreuses scènes de vie, des objets, des visages, qu’elle projetait sur la toile et reproduisait à l’acrylique, en les simplifiant et leur enlevant ce qu’ils avaient d’anecdotique. Etablie en 1961 à Paris, elle est très marquée par le pop art, notamment par Andy Warhol. Mais sa propre production est beaucoup moins commerciale que celle du célèbre artiste américain, dont les produits dérivés constituent un véritable filon… On admirera notamment le tableau Les grues (1966), qui montre, avec une grande rigueur formelle, un paysage très géométrique de chantier urbain sans aucune présence humaine.
De retour en Suisse en 1972, Emilienne Farny se consacre à une série ironique et critique intitulée « Le bonheur suisse ». Elle nous présente des villas très conventionnelles et « propres en ordre », derrière leurs hautes haies protectrices, leurs antennes TV, des volets souvent fermés, et elles aussi dénuées de toute présence humaine.
L’un de ses thèmes de prédilection, ce sont les routes (vides de circulation), les autoroutes de béton et leurs viaducs, comme celui de Belmont, peint en 1979, leurs panneaux de signalisation. Donc un univers froid, à certains égards inhumain. L’artiste aime représenter des barrières, qui marquent l’isolement entre les hommes, dans la société de plus en plus aseptisée que nous vivons. Sur le plan strictement esthétique, on sera sensible aux très beaux jeux de l’ombre et de la lumière qui caractérisent ces toiles.
On trouve aussi des paysages, mais nus, dépouillés, croqués pendant l’hiver, sous la neige, qui réduit les formes à l’essentiel, et cela en quasi noir-blanc, hormis des teintes de couleurs très atténuées.
Emilienne Farny s’est aussi attachée, dès la fin des années 1980, à une série de portraits. Ses personnages sont souvent vus de dos, ou de face, mais le regard masqué par des lunettes à soleil. Ils semblent solitaires, fatigués, accablés, voire « shootés ». Là aussi, la technique se rattache à l’hyperréalisme de l’Américain Edward Hopper, qui peignait l’American way of live, comme l’œuvre d’Emilienne Farny traduit le mode de vie petit bourgeois helvétique. Elle nous montre des gestes banals, vus dans leur quotidien (la douche) et dans un décor sans âme. Mais la violence qui imprègne notre société n’est pas absente de ses tableaux, avec la série « Les garçons » porteurs d’armes à feu menaçantes. Elle consacre une autre série aux vernissages d’expositions d’art contemporain. Qui sont ces visiteurs ? que ressentent-t-ils ? Ils restent anonymes et impénétrables. Emilienne Farny a recherché dans toute son œuvre la distanciation. Ne déduisons pas de ce qui précède une sorte de misanthropie. L’artiste affirmait avoir peint le monde « dans toute sa beauté aussi ».
A la fin de sa vie, frappée par le cancer, Emilienne Farny reporte son regard sur des objets du quotidien banal, tels un pot de fleurs, un pot à lait, une chaise de jardin. Ses natures mortes très réalistes semblent traduire une sorte d’apaisement.
Un film documentaire, réalisé en 2015 par Francis et Jean Reusser, retrace avec sensibilité le parcours de vie de la femme et de l’artiste, ainsi que son environnement familier. Il est visible dans le cadre de l’exposition.
Emilienne Farny n’était pas explicitement une militante, elle ne créait pas une œuvre « à thèse ». Elle ne critique pas, ne dénonce pas, elle constate. Et son constat sur notre société est glaçant. Quel est l’univers que nous risquons de léguer à nos enfants ? Celui du bétonnage, de la bagnole-reine avec ses 4×4 ostentatoires, de l’individualisme exacerbé par l’usage quasi obsessionnel du téléphone portable, celui de l’apologie d’une consommation effrénée. Si le regard d’Emilienne Farny n’est donc pas vraiment « plaisant » ni « gai », il nous force à réfléchir sur la société et l’environnement dans lesquels nous vivons. Or le but de l’art n’est-il pas aussi de poser des questions existentielles ?
« Emilienne Farny. Le regard absolu », Musée d’art de Pully, jusqu’au 3 décembre