Exposition – Albert Anker aimait et comprenait les enfants
La remarquable exposition de Martigny attire les foules
On a trop longtemps caricaturé le personnage d’Albert Anker (1831-1910) en faisant de lui le chantre d’une Suisse rurale et conservatrice, et desservi son œuvre en l’érigeant en « peintre national ». Car il fut clairement un progressiste, dans la ligne des Radicaux de l’époque, qui créèrent la Suisse moderne par la Constitution de 1848, à laquelle Anker adhérait totalement. Certes, il ne fut jamais un révolté ni un révolutionnaire, sur le plan social comme sur le terrain de l’art. Très marqué par le protestantisme (il avait fait des études de théologie avant de se consacrer à sa passion pour la peinture), il rêvait d’une Suisse harmonieuse, sous le regard du Créateur, sans conflits sociaux ni entre les générations. D’où une vision parfois idyllique de la paysannerie.
A l’exception de quelques toiles, l’exposition de la Fondation Gianadda est centrée sur le thème de l’enfance. On pourra donc passer rapidement sur les toiles historiques. Elles montrent cependant une Suisse charitable, tant envers les Huguenots persécutés fuyant les persécutions de Louis XIV que les soldats de l’armée de Bourbaki en déroute en 1871, ou encore l’accueil par Pestalozzi des orphelins de Stans (survivants des massacres commis par les armées révolutionnaires françaises dans les petits cantons en 1798).
L’approche des enfants par Albert Anker est profondément originale, car ils ne posent jamais devant « l’objectif ». Ils sont toujours saisis dans une activité. Certains sont au travail, telle la fillette fatiguée couchée dans la forêt où elle est allée rassembler des fagots. Ou les deux enfants de retour des commissions en hiver. Ou encore cette jeune fille qui donne à manger aux poules. Anker révèle ici une réalité sociale : dans la vie difficile des paysans, tout le monde travaille ou aide les parents à côté de l’école. Un tableau illustre une autre réalité : la vente aux enchères des biens de paysans endettés. Même si, sur cette toile, les choses se passent correctement, on y voit une vieille femme en pleurs. Anker a eu la douleur de perdre deux de ses enfants en bas âge, à une époque où la mortalité infantile était hélas élevée. C’est pourquoi ses peintures poignantes d’enfants décédés respirent une sorte d’acceptation empreinte de christianisme.
Grand admirateur des écrivains Jean-Jacques Rousseau et Gottfried Keller, ainsi que de Heinrich Pestalozzi, Anker était un partisan convaincu de l’école obligatoire et gratuite, pour les garçons comme pour les filles. Bien sûr, il ne s’agissait pas de préparer celles-ci à une carrière professionnelle, mais d’en faire de bonnes mères de famille, capables notamment d’aider leurs enfants dans leurs devoirs scolaires. Ne mélangeons pas les époques ! Quant aux garçons, dans une autre « scène de genre » vivante, on les voit effectuer de la gymnastique, dans un esprit très militaire. Notons que nombre de ces enfants portent une ardoise, des cahiers ou des livres, ou sont concentrés sur leur travail scolaire. Anker veut clairement faire passer par là un message progressiste. Tous et toutes sont sages, studieux, presque angéliques avec leurs visages qui pourraient avoir été peints par Raphaël. Mais chacun d’entre eux garde ses gestes et ses expressions propres, comme dans le tableau représentant L’école en promenade. Mentionnant deux toiles particulièrement émouvantes : Fillette tricotant et gardant un petit au berceau : on la voit concentrée sur son ouvrage. Et Louise Anker tenant sa poupée. Ou encore Jeune fille se coiffant, en train de nouer sa tresse (Zöpfeli). Le peintre aimait aussi représenter des enfants passionnés par leurs jeux, telle la fillette attentive à sa construction d’une tour faite de dominos. Comme le pédagogue Jean-Jacques Rousseau, Anker estimait que les enfants ne sont pas des « petits hommes » mais des « petits d’hommes ».
Enfin relevons les scènes touchantes (et certes un peu idéalisées dans un monde paysan qui pouvait être violent) montrant les rapports entre grands-parents et petits-enfants, les uns gardant les autres pendant que les parents étaient aux champs. L’artiste qui peint des vieillards avec leurs rides peut nous
rappeler Rembrandt.
Albert Anker est un peintre très aimé du grand public. Sans doute y a-t-il dans cet amour un brin de nostalgie envers un « âge d’or » un peu mythique, et déjà à son époque sur son déclin, la révolution industrielle diminuant rapidement le nombre des paysans et les transformant en ouvriers des usines.
Cela dit, que l’on adhère ou non à sa vision du monde, il faut ranger Albert Anker parmi les grands peintres du 19e siècle. Par l’incroyable virtuosité de son pinceau, qu’il s’agisse de vêtements, de coiffes, d’objets du quotidien, de fleurs, et surtout dans sa représentation de l’enfance, ne craignons pas de dire qu’il soutient la comparaison avec Vermeer van Delft, Jean-Baptiste
Chardin ou Edouard Manet !
« Anker et l’enfance », Martigny, Fondation Pierre Gianadda
Jusqu’au 30 juin