Enfance malheureuse…
Roger Cachin | Pendant qu’il est encore temps, les médias s’emparent d’un sujet qui ne laisse personne indifférent, et aucun d’entre nous ne va contester la véracité des témoignages d’enfants devenus adultes qui ont vécu une enfance difficile dans des familles où ils furent placés, parfois exploités, quelquefois violés dans des institutions à caractère religieux au-dessus de tout soupçon… En dépit de l’injuste absence de leurs parents, il y a eu pour certains enfants des placements souhaitables, pour ne pas dire heureux. Dans mon village natal, à Sédeilles, durant les années 1937-1957, un petit orphelinat dépendant d’une fondation recevait régulièrement cinq à six garçons placés par les services sociaux de l’Etat de Vaud. Les gérants de l’Institution n’étaient autres qu’un honnête couple de fermiers qui exploitaient le domaine agricole propriété de la Fondation. En contrepartie, ils accueillaient constamment des garçons qui fréquentaient l’unique école du village, la mienne, la nôtre; nous ne faisions aucune différence avec nos camarades venus d’ailleurs, plus particulièrement des villes voisines, sans que notre maître doive y veiller. Nous, les enfants du village, les petits bouseux fils d’agriculteurs, étions sur le plan matériel moins bien lotis que nos copains de l’orphelinat; nous devions, et c’était la règle dans tous les villages, travailler à la ferme de nos parents; le fils du laitier à la porcherie de son père, sans mot dire… alors qu’à l’orphelinat, l’obligation de travailler était plus légère! D’autres détails n’échappaient pas à notre observation de gamins: lors d’une course d’école, mis à part le copieux pique-nique que maman nous avait préparé, nous ne recevions pas d’argent de poche, nos habits quoique toujours propres devenaient rapidement trop petits. Nous devions les user jusqu’à la naissance de lambeaux avant d’hériter ceux du frère aîné un peu défraîchis! Chez tante Hélène, ainsi s’appelait la directrice du nid, les habits des enfants affluaient de toutes parts. A vrai dire, nous étions un peu jaloux.
A l’école, périodiquement, un photographe professionnel s’adressait à notre maître pour «croquer» la classe dans son entier, en petit groupe ou individuellement! Ce fut pour moi, à douze ans, la première fois de mon enfance que je réalisais que mes frères et moi, vêtus de nos habits usés, nous témoignions d’une relative pauvreté. Notre maman, qui n’en finissait pas de nous aimer, lavait pour la centième fois nos habits râpés sans trouver les ressources nécessaires pour mieux nous habiller. Lors du passage du photographe, je me souviens avoir emprunté le pull de mon copain René, élève de l’orphelinat, pour faire bonne figure sur la photo format «petit groupe», la moins chère, à Fr. 0.60 la pièce parce que vendue trois fois! Mes deux frères cadets, nullement contrariés, posèrent timidement à mes côtés, vêtus de leur chemise fatiguée et trop petite comme celle de nos camarades natifs du village. A seize ans, ces différences mesquines disparurent pour faire place à notre avenir professionnel. Il était précédé par la confirmation de notre baptême, passage obligé pour accéder à la protection d’un Dieu vivant que nous peinions à découvrir. Il avait toutefois le mérite de nous réunir dans le temple de la paroisse, fiers d’avoir revêtu notre premier costard, admiré des filles qui nous lorgnaient au travers de leur ridicule voilette! C’est là que nous, petits bouseux, obtenions le statut d’adulte qui ne se limitait pas seulement à la permission de fumer et découvrir les filles de plus près… L’harmonium désaccordé depuis belle lurette mit fin à nos rêveries. Nos parents étaient là souriants: le passage de leur fils dans la vie professionnelle ou les études les réjouissait tandis que tante Hélène et son mari Jean, la larme à l’œil, craignaient de se séparer de leurs protégés encore bien fragiles. La plupart d’entre eux revenaient souvent au village pour embrasser tante Hélène, prendre des nouvelles de Jean et de son domaine agricole, revoir les copains. L’un d’eux me dit un jour: «Tu sais, revenir ici, c’est ajouter de l’émotion à mes souvenirs… C’est lâcher quelques larmes sans pudeur, c’est retrouver ma famille, ma jeunesse presque heureuse en compagnie de leur fils Jacques, qui fut un frère…