Cinéma – Une entrevue avec Elise Girard, réalisatrice de Sidonie au Japon
De passage à Genève pour la sortie de son troisième long-métrage co-produit en Suisse, Elise Girard a pris le temps de répondre à nos questions. L’occasion entre autres d’aborder avec elle le traitement par instants comiques d’un film sur le deuil et la renaissance, deux étapes que traverse Sidonie dans le film, incarnée par Isabelle Huppert. Dans un Japon de fiction à l’atmosphère singulière, la réalisatrice a imaginé la transformation d’un personnage aussi tragique que comique.
Le Courrier : Peut-on faire un rapprochement entre votre film, Sidonie au Japon, et In another country de Hong Sang-soo (2012), qui mettait déjà en scène avec un ton assez comique Isabelle Huppert en touriste française de passage en Asie ?
Elise Girard : Ce sont deux projets très différents puisque Hong Sang-soo est coréen, et il invite Isabelle en Corée, alors que moi je suis française, comme elle, et je pars avec elle au Japon. Ça n’a pas été une inspiration, mais j’y ai pensé, bien que la Corée et le Japon n’aient pas grand-chose à voir. Ce n’est aussi pas du tout le même genre de comique dans nos films respectifs. Il me semble que dans In another country, Isabelle Huppert s’amuse à imiter une femme asiatique qui marche. Dans Sidonie au Japon elle est plutôt chaplinesque. Ses déplacements sont comiques comme ils pourraient l’être dans du cinéma muet.
LC : Comment avez-vous imaginé et introduit ce comique dans votre film ?
EG : A l’écriture, c’était une vraie préoccupation. Il y a toujours dans mes films à la fois du mélancolique et du burlesque, deux opposés qui se marient. J’essaie donc d’aller de l’un à l’autre au moment de l’écriture. Ça s’est déployé ensuite au tournage, notamment parce que Kenzo est très grand et Isabelle petite. Quand ils marchent ensemble, même si Kenzo marche doucement, pour elle c’est rapide. Ça induit qu’elle se dépêche, et donc cela crée du comique. On a beaucoup joué sur ce décalage dans des plans-séquence où ils traversent des paysages et où on les voit longtemps à l’écran.
LC : Vous avez écrit le scénario de votre film depuis le Japon ?
EG : Oui, j’ai eu une bourse artistique qui m’a permis de vivre à Kyoto pendant six semaines. Je ne parlais pas du tout japonais et je me débrouillais majoritairement seule, ce qui rendait certaines situations intéressantes ! J’ai écrit, rencontré des gens, mais c’était une curieuse expérience. J’étais à la fois très étrangère à ce monde et en même temps je ne m’y sentais pas mal parce que c’est un pays très doux.
LC : Pensez-vous que le comique de votre film vient aussi de votre capacité à rire de cette expérience solitaire ?
EG : Oui, cela m’a inspirée, tout comme mon premier voyage là-bas où il m’est arrivé ce qui arrive à Sidonie avec le sac à main dans le film. C’est curieux, parce que pour eux c’est de la politesse de vous enlever toutes vos affaires pour que vous n’ayez rien à porter, mais pour vous c’est un peu dur. J’en ai fait un gag récurent car cela apportait un peu de légèreté dans le fait de filmer la fin d’un deuil et la renaissance. Donc il fallait que j’aille d’un sentiment mélancolique à quelque chose de plus joyeux, de plus aérien. J’ai joué sur ce genre de décalages, sans non plus en faire tout le film, parce que je ne voulais pas que cela apparaisse comme une moquerie.
LC : Je me demandais justement comment faire pour parler de son point de vue occidental sans risquer d’être mal prise ou mal comprise ?
EG : Il faut faire attention, ne pas se moquer, ne pas regarder les gens comme des animaux. Il faut essayer de comprendre quand on est fasciné par un pays, même si on ne comprend rien. S’approcher au maximum. Ne pas réitérer des clichés. Le film a été beaucoup vu au Japon, et les Japonais trouvent Isabelle très drôle puisqu’elle fait n’importe quoi, tout en étant très rigide. Elle essaie de bien faire sans y parvenir, ce qui la rend comique.
LC : Vous dites fréquemment à quel point vous aimez écrire des dialogues et à quel point ils doivent sonner comme une musique pour vous. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé cette mélodie des dialogues ?
EG : Pour les dialogues, j’ai ma petite musique intérieure, et je fais tout pour qu’elle arrive dans le film. C’est beaucoup de travail, j’écris pendant très longtemps. A la fin, c’est comme une partition. Il faut que les phrases soient dites exactement comme je me les ai suis dites dans ma tête, sinon ça ne sonne pas juste pour moi. L’avantage que j’ai eu sur ce projet, c’est que vu que Kenzo ne parlait pas français, il a tout appris en phonétique. Il a d’abord travaillé avec un professeur de langue pour tout apprendre. Ensuite, pendant quelques mois, on a fait des répétitions deux fois par semaine, lui et moi, en visioconférence. Il était à Tokyo et moi à Paris. Pendant deux heures, il disait toutes ses phrases, et moi je les lui faisais répéter pour qu’il mette exactement le rythme et les intonations que je voulais. Au tournage, avec Isabelle qui comprenait naturellement déjà très bien le rythme que je cherchais, cela a créé quelque chose d’extraordinaire. Je remarquais aussi tout de suite quand je ne sentais pas la mélodie. Je rectifiais par instants les silences quand ils venaient à manquer, car j’écris tout cela en amont.
LC : Dans votre film, il y a beaucoup de références littéraires. Dans votre processus d’écriture, je me demandais comment vous travaillez avec ces références ?
EG : Je pense que les références, on n’y pense pas forcément. On a une culture, on aime des choses et elles s’immiscent dans notre travail sans que l’on s’en aperçoive vraiment. On ne se dit pas que l’on va faire comme quelqu’un. Pour moi, l’inspiration, c’est se nourrir de ces manières de voir la vie, de voir comment les autres s’y prennent pour créer, et parfois, cela vous aide à trouver ce que vous voulez vous-même.
LC : Comment avez-vous travaillé avec Céline Bozon qui signe l’image de votre film ?
EG : On s’est très bien entendues. On a démarré au quart de tour parce qu’elle est arrivée sept semaines avant le début du tournage, mais j’avais déjà fait toute la préparation, tous les décors étaient déjà trouvés. On a refait un découpage et on a visité tous les décors en parlant de chaque scène et de comment le tournage allait se passer. Ensuite, tous les matins avant le tournage, on se retrouvait une heure plus tôt pour parler de comment les choses allaient se dérouler. Céline était vraiment la bonne personne pour le film. Elle est extrêmement douée et peut travailler avec très peu de moyens. On se comprenait très vite : c’est une grande bosseuse et moi aussi, alors on était à fond.
LC : Comment s’est passée la postproduction du film ?
EG : Le montage image a été très long car il y avait beaucoup de paramètres à prendre en compte. D’une part, il y avait le fantôme d’Antoine à incruster (tourné en fond vert), et on a fait beaucoup de recherches sur la consistance de ce fantôme. Les séquences de taxi étaient elles aussi tournées en fond vert et nécessitaient donc un grand travail d’effets spéciaux. Le montage son a été aussi une grande étape car le son du film est très précis. Il a complètement été recréé parce qu’il fallait un silence japonais, ce qui n’est pas la même chose qu’un silence occidental. Le fond sonore japonais a
de la consistance. Ce n’est pas vide : c’est un silence très plein. C’est très dur à exprimer en mots, mais c’était un travail d’orfèvre pour restituer ce son dans toute sa beauté.
Sidonie au Japon d’Elise Girard, 2023
A voir en salles