Cinéma – Les paradis de Diane
Interview de Carmen Jaquier et Jan Gassmann
A l’occasion de la sortie de leur nouveau film Les paradis de Diane, nous sommes allés à la rencontre de la réalisatrice Carmen Jaquier, récemment en lice pour les Oscars avec son long-métrage Foudre, et de son compagnon de vie et co-réalisateur Jan Gassmann, connu pour ses films Europe, she loves et 99 moons. Leur premier film en co-réalisation traite d’une femme ayant décidé de fuir la maternité zurichoise dans laquelle elle vient d’accoucher. L’abandon de son enfant la mène à errer dans la station balnéaire de Benidorm, en pleine saison basse. Dans un café du quartier des Grottes à Genève, ils nous ont raconté un peu du grand voyage que la conception de ce film a représenté.
Le Courrier : Comment avez-vous pensé la présence des dialogues à l’écriture du film ?
Carmen Jaquier : Les paradis de Diane est un film qui traite de la solitude, de comment un personnage perd petit à petit tout repère, s’éloigne de son cercle et erre. Il y avait donc d’office une part de silence à écrire. C’était sûr qu’il y allait avoir très peu de dialogues à certains moments du film. On en a enlevé aussi certains au montage, donc les personnages communiquent vraiment uniquement l’essentiel, ou des choses de l’ordre du quotidien. On avait aussi pensé d’autres formes de dialogue à l’écriture du scénario, comme celle d’un chœur de femmes qui chanterait au milieu du film, mais qui finalement n’est pas resté. On avait imaginé cela à partir des rencontres de femmes qu’on avait faites en préparation du film, et de leurs témoignages. Comme Diane n’explique pas ce qu’elle traverse, n’a pas les mots pour décrire ce qu’elle vit, on voulait éventuellement que
jaillisse ce chœur pour l’exprimer. On a finalement abandonné cette idée, mais elle a ressurgi dans la musique finale, la reprise de la chanson de Barbara Dis, quand reviendras-tu par l’ensemble Aedes.
LC : Cette chanson évoque le retour et l’attente, comment faut-il dès lors interpréter la fin de votre film ?
Jan Gassmann : Je pense que c’est une fin assez ouverte : on peut se demander dans cette chanson qui parle avec qui ? Est-ce que c’est Rose qui parle avec Diane, Diane qui parle avec sa fille ? Sa fille avec Diane ? Pour nous, le chœur de femmes permet de représenter cette multiplicité de caractères et de point de vue.
CJ : Même si pour nous il y a plutôt un geste final qui va vers un élan de vie, tant avec ce chœur, qu’avec Diane qui s’allège et trouve une forme de liberté, il y a quand-même aussi cette responsabilité qu’elle décide de ne pas prendre. « Sais-tu que tout le temps qui passe ne se rattrape plus » correspond à la réalité de la décision qu’elle a prise. Il y avait donc quelque chose auquel on voulait revenir, de tous les liens complexes entre les mères, les filles et les compagnons. On avait l’impression que Barbara convoquait ça.
LC : Comment se concrétise l’écriture très visuelle de Carmen dans un scénario comme celui-ci ?
CJ : Je travaille vraiment sur le mode du collage. Il y a pleins de références qui viennent nourrir mon écriture. Cela passe par des livres, des films, de la peinture, de la photographie, mais aussi ensuite des choses concrètes : des rencontres, des gens qui nous ont raconté leur
histoire, le fait qu’on soit allé ensemble à Benidorm pour réécrire une version du scénario. La ville a été alors complètement absorbée dans le scénario, les lieux se sont transformés, sont devenus beaucoup plus concrets. On a rencontré des gens, et des scènes sont nées aussi de ces repérages. Une inspiration pour moi a aussi été le texte Les années d’Annie Ernaux, qui m’a fait prendre conscience de la superposition possible des
temporalités : au cours d’une vie, on peut être plusieurs personnes. Diane et Rose sont ainsi presque écrites comme une même personne, à deux étapes différentes de leur vie.
JG : Il y a beaucoup de scénarios dans lesquels quelqu’un veut quelque chose de quelqu’un d’autre, et souvent cela passe par la parole : les personnages prennent une décision, trouvent un compromis. Carmen n’écrit que peu des rencontres dans lesquelles deux personnages négocient la suite du film. Pour garder une continuité, on ne peut donc pas enchaîner ensuite sur une scène dialoguée très classiquement. L’aspect visuel du film nous a donc permis de raconter sans dialogues des situations qui expriment beaucoup de choses sur le personnage. C’est pour cette raison que je dis que Carmen a une écriture très visuelle.
CJ : On m’a parfois reproché que l’écriture de mes scénarios n’était pas assez sèche. Je pense néanmoins que les besoins d’un scénario dépendent de quel genre de dialogue on veut mener avec son équipe : une équipe costume ou décoration qui lit le scénario et chez qui ce dernier produit des impressions, des images, des couleurs, des mouvements, ce n’est pas un problème. Si l’on a dans un second temps une discussion qui pose les significations concrètes des éléments, le scénario peut donner une piste qui est justement moins sèche sur l’univers du film.
LC : Est-ce que la rencontre avec Rose a été pensée comme une rencontre visuelle avant d’être verbale ?
CJ : Cette scène a été très dure à écrire. On peinait à trouver comment Diane allait s’arrêter, comment les deux femmes allaient se regarder. Quand on s’est mis à l’essayer dans l’espace, à la jouer, c’est devenu beaucoup plus simple et plus clair. Au montage, on s’est rendu compte que ce qui était important était ce qui venait avant : il fallait que Diane soit dans un certain état de solitude et de désorientation, pour qu’elle puisse s’intéresser à quelqu’un d’autre et avoir envie de la secourir. Le fait que diane se soit sentie agressée avant cette scène par la ville et par ses sons fait que Rose lui rappelle ses propres souffrances.
JG : On a pris des décisions au montage qui sont plus liées à l’expérience du spectateur. Parfois les choses marchent au scénario, mais on les simplifie au montage. Trouver cette simplicité est un travail éternel, c’est un aller-retour entre chaque détail.
LC : Comment s’est passé le montage du film ?
CJ : On a dû mettre les rushs de côté pendant presque deux ans à cause des décalages de calendrier des projets que nous menions chacun en parallèle.
JG : Quand on a terminé le tournage, il y a eu le Covid. Pendant le confinement, j’ai étalonné tout le matériel pour avoir des couleurs au montage. Après on n’a pas touché la matière pendant une année, et en janvier 2022 on a commencé à monter. On a tout regardé et dérushé ensemble, puis on a fait des premiers montages. C’était très agréable d’avoir du recul par rapport au tournage. D’habitude le monteur arrive avec un lâcher-prise qui fait du bien au film, mais là tellement de temps avait passé que c’était beaucoup plus facile d’être objectif sur nos images. C’était comme si quelqu’un nous avait donné une boite avec le matériel d’un film que Carmen avait écrit.
CJ : Deux ans après, il faut dire aussi qu’on regarde les images en voyant à la fois leur force et leur faiblesse, parce qu’on a du recul et qu’on a grandi. Entre-temps on avait chacun réalisé un long-métrage qui nous avait beaucoup appris : Jan a fait 99 moons et moi Foudre.
LC : Vous avez ensuite eu de l’aide au montage ?
CJ : On a d’abord établi une première version de montage. Étant-donné qu’on est deux, il fallait qu’on se remette dans la matière du film ensemble, et qu’on ne soit pas forcément d’accord sur tout mais qu’on ait déjà eu les grosses discussions sur le matériel avant de faire entrer une troisième
personne dans le procédé.
JG : Il faut dire que c’était un gros travail : on a monté les deux pendant sept mois jusqu’en août en réduisant le matériel et en abandonnant certaines scènes. Après cela c’était vraiment bien que la monteuse Carole Lepage arrive avec un regard frais pour préciser les choses.
LC : Comment s’est passée la collaboration ? Allez-vous refaire un film ensemble ?
JG : Pour beaucoup de choses, le partage des tâches était une très bonne idée. On peut vraiment créer à deux et je pense que ça marche bien. Cependant, je pense qu’on est un peu comme un groupe de musique dans lequel chacun a aussi besoin de faire ses projets solos. Pour l’instant on fait donc nos films de notre côté, pour revenir ensuite avec une force nouvelle pour un futur projet commun. Et de toute façon, même quand on travaille sur nos propres projets, on est très présents l’un pour l’autre et on se conseille beaucoup.
CJ : C’est tellement excitant de se lancer dans un projet avec quelqu’un que tu connais bien mais qui a aussi tout un autre univers ou d’autres façons de faire. J’ai beaucoup appris de Jan et je pense que je vais emporter tout cela dans mes prochains projets. Culturellement, on vient de deux endroits différents, d’un bout et l’autre de la Suisse, et je trouve ça génial qu’on ait pu se rencontrer sur un projet.