Cinéma – Chronique d’un open-air toscan
Regarder des films des quatre coins du monde depuis chez soi est un voyage, que l’on peut peut-être enrichir en allant voir les films chez eux, directement dans leur berceau. En cette fin de mois de juillet, un peu de tourisme cinématographique.
De passage en Toscane, en tapant cinéma sur google maps, je découvre ravie que la majorité des salles de cinéma locales, qu’elles soient dans des grandes ou dans des petites villes, se transforment en open-air une fois les beaux jours venus. En ce dimanche 23 juillet, après avoir scruté toute la journée les marbres de Pise et les touristes penchés, aller voir un film historique italien sur les abus de pouvoir du christianisme au milieu du XIXe siècle m’apparait ainsi comme un choix pertinent.
Un autre monsieur le comprend à l’envers,
et se lève pour lui proposer d’aller fumer au fond
du parc, détendant malgré lui l’atmosphère
en provoquant le rire par sa maladresse
C’est ainsi que je me retrouve inclue dans une foule de Toscans venus au Parco delle Concette de Pise découvrir le dernier film de Bellocchio, « L’enlèvement ». Mon niveau d’italien est chétif, et les sous-titres se font rares sur toute la superficie de la Botte. Ils n’apparaissent ici que pour traduire en italien des prières murmurées en latin. Drôle d’explosion cérébrale : quelle langue tenter de comprendre quand on parle aussi mal italien que latin, mais qu’on a tendance à accorder bicchiere comme Rosae ?
Vivere semplicemente
Il faudrait néanmoins oublier les mots, observer les gestes qui font tout autant la loi que le verbe au cinéma. Saisir les espaces et le temps traversés, et se nourrir du sens des cadres, se fier à la grammaire du cinéma, un langage véhiculaire digne de la langue esperanto, avec peut-être un peu plus d’adeptes que cette dernière. Un langage commun du regard ; ce soir-là nous regardons tous dans la même direction, et l’émotion du film de Bellocchio passe horizontalement et verticalement d’une chaise à l’autre ou d’un tapis de yoga à l’autre puisque c’est aussi une option d’assise. Le film remue : il conte l’histoire d’Edgardo Mortara, un jeune garçon juif ayant grandi à Bologne, arraché à sa famille en 1858 pour recevoir une éducation chrétienne auprès du pape. En marge de l’histoire individuelle du jeune homme s’écrit l’histoire collective de l’Italie, qui voit son unification commencer dans ces premiers soubresauts de révolte contre l’église.
Alors qu’Edgardo s’apprête à enlever les clous d’un grand crucifix, l’écran passe au noir pour annoncer « INTERVALLO » (entracte), une habitude majoritairement disparue dans les salles suisses, mais qui tend à réapparaître au Rex de Vevey par exemple. Cette pause qui coupe l’émotion au milieu du film permet aussi de la partager à vif : une petite troupe de femmes s’extraient de la foule pour créer une sorte de coin fumeur propice au débriefing – ou peut-être devrais-je arrêter les anglicismes et dire discorsetto ou aggiornerà. La pause est aussi propice, pour ceux qui n’en peuvent plus, de le crier. On entend ainsi des hurlements furieux très raccords avec ceux du film, comportant les mots civilisés et Italia, et je suis épatée par ce cinéma qui a prévu une petite performance théâtrale pour son entracte. Néanmoins la foule se tait et les organisateurs pâlissent : je comprends petit à petit qu’il ne s’agit pas d’un acteur épatant ou d’un cinéphile engagé, mais de quelqu’un qui n’en peut plus de recevoir la fumée des cigarettes de ses voisins dans la tête pendant qu’il regarde le film. Il hurle ainsi qu’un pays civilisé ne peut tolérer des comportements pareils. Un autre monsieur le comprend à l’envers, et se lève pour lui proposer d’aller fumer au fond du parc, détendant malgré lui l’atmosphère en provoquant le rire par sa maladresse. Dans cette mini renégociation des lois du vivre-ensemble se reflète à mon sens un peu des questionnements d’un film qui parle des fondements de la civilisation italienne. Et peut-être que la chaleur et les moustiques me poussent au tiré par les cheveux, mais je vois dans cette colère un sens supplémentaire au visionnement collectif de films qui parlent toujours de près ou de loin de cohabitation.