CINEDOC – Jules Guarneri : les choix d’un réalisateur
Ce vendredi, Ciné-doc présente Le film de mon père, de Jules Guarneri. Pour son premier long-métrage, le réalisateur suisse prend pour sujet son père, ce dernier bien décidé à lancer la carrière de son fils puisqu’il s’est filmé lui-même à cet effet. Pendant trois ans, Jules Guarneri filme et monte simultanément un documentaire qui parle de famille, de travail, d’argent et de rapport à la liberté, avec humour et profondeur. Nous avons eu le plaisir de le rencontrer avant sa venue à Chexbres de la semaine prochaine.

Le Courrier : Un point m’a marqué dans ton film: Avant Le film de mon père, tu as fait beaucoup de films de ski et tu as été chef opérateur sur plusieurs documentaires. Pourtant, ton père insiste à plusieurs reprises sur ton inexpérience. Laisser ces plans, c’était une manière pour toi de caractériser ton personnage ?
Jules Guarneri : En fait, j’ai commencé à filmer mon père en 2019, et j’étais à ce moment-là encore pas mal dans les films de ski. Je n’avais pas encore beaucoup travaillé sur des tournages en tant que chef opérateur. Il trouvait bien les films de ski, et moi aussi je trouve que c’est une super école, mais c’est très différent de la réalisation, et même de passer de chef opérateur ou monteur, à réalisateur, c’est quand même autre chose dans les choix qu’il faut faire, dans le regard qu’on doit avoir et dans le fait de décider ce que tu veux raconter. J’avais fait des choses avant, mais narrativement, j’avais tout à découvrir. Je n’avais en fait jamais vraiment écrit avant.
LC : Je me demandais justement à quel point tu avais écrit ton film avant de le tourner ? Tu collaborais avec des gens ?

sera projeté vendredi 27 janvier
au cinéma de la grande salle
de Chexbres, en présence
de Jules Guarneri.
JG : Je l’ai écrit pendant que je filmais, et je montais aussi en même temps. J’ai eu la chance d’être accompagné par Arnaud Robert, qui est journaliste et réalisateur. C’était un ami, et je lui parlais depuis longtemps de ce projet de film de famille. Un jour il m’a dit de filmer pendant trois mois, de faire un montage intuitif et de le lui montrer pour décider une bonne fois pour toute si ça en valait la peine. Quand je lui ai montré il m’a dit qu’il y avait vraiment un truc à faire, et par la suite c’est grâce à lui que je suis entré en contact avec intermezzo, qui a produit le film. Tout du long, il m’a aidé à garder de la distance avec mon sujet, et il m’a beaucoup accompagné dans l’écriture.
LC : Et à ce moment-là, la forme de ton film était déjà claire ?
Je pense par exemple à la voix-over, est-ce que c’est quelque chose que tu avais prévu ?
JG :Non, au début je filmais moins ma famille comme réalisateur que comme chef op, c’est-à-dire que je filmais tout sans vraiment faire des choix. Aussi, je m’impliquais pas du tout dans l’histoire, je les filmais comme des étrangers. Je montais le film en parallèle et je voyais bien que c’était bizarre, parce que c’était à la fois hyper intime mais en même temps on ne sentait pas mon regard, alors que le propre de la réalisation c’est de poser un regard sur un sujet, et encore plus quand c’est ta propre famille. Tu peux le faire autrement que par le biais d’une voix-over, mais il faut trouver un moyen de faire sentir le regard de celui qui filme.
LC : Tu voyais quoi comme alternative à la voix over pour faire
passer ta subjectivité ?
JG :Il y a eu plusieurs étapes: au début j’ai commencé à filmer au trépied. Je faisais des plans très photographiques, composés, des tableaux fixes à l’intérieur desquelles des scènes se passaient, des séquences très théâtrales mais aussi très distantes. Au bout de quelques tournages je me suis rendu compte que ça n’allait pas, et je me suis dit que j’allais filmer à l’épaule, parce qu’à l’épaule on sent déjà plus la présence de celui qui filme. Au fur et à mesure, j’ai aussi pensé montrer les moments où je faisais du montage directement dans le film, toujours dans une quête de m’inclure dans le film. Mais c’était d’une certaine manière jamais assez. Le grand problème que j’avais, c’est que les gens ne percevaient pas mon regard plutôt léger sur mon père et sur ma famille. Ils avaient l’impression que je voulais dénoncer l’étrangeté de ma famille, alors que c’est pas du tout ce que je veux faire passer. La voix-over m’a permis de contrebalancer tout ça, et d’ajouter une touche de légèreté, de contrebalancer la figure de mon père.
LC : Est-ce que tu avais depuis le début l’idée de réaliser un film léger ?
JG :Oui, je me demande même si je n’ai pas surestimé l’humour. Au début je croyais que j’allais faire un truc hyper drôle, alors que ça ne constitue finalement pas tout le film. Mais j’adore quand il y a des choses profondes, émouvantes ou même tristes qui côtoient de l’absurde et de l’humour pince sans rire. J’adore en fait les films où tu ne sais pas si tu dois pleureur ou éclater de rire.
LC : Comment est-ce que ton père a réagi au film ?
JG :Sa toute première réaction a été de me dire « Tu as tout pour faire un bon film mais on se fait chier. Il faut que je sois beaucoup plus agressif il faut que j’aie l’air beaucoup plus fou ». Un ami à lui l’a calmé ensuite. Dernièrement il me disait qu’avec mon film, je n’avais pas du tout dévoilé son intimité. J’ai trouvé ça hyper bizarre, mais il m’a dit « à partir du moment où tu fais une histoire, où tu me places dans une narration, c’est moi mais c’est plus moi ». Et je pense qu’il y a de ça: c’est vraiment ma famille et moi, et je dévoile énormément mais en même temps, le fait de passer à travers une narration, un montage et du coup une certaine manipulation du réel, c’est quand même autre chose que ta
réalité concrète. C’est pour ça que la limite entre le documentaire et la fiction est très floue.
LC : Tu thématises très vite et de façon très assumée le rapport
particulier de ta famille à l’argent, comment as-tu abordé cette question parfois délicate ?
JG : C’est clair que c’est délicat. Quand tu ne travailles pas parce que tu es rentier et que tu le dis de façon décomplexée c’est un peu anti-suisse puisque tout tourne autour du travail. La façon dont est abordée la question de l’argent peut déranger pour ça. Moi, le seul truc dont j’avais peur, c’est qu’on regarde le film et qu’on se dise : « problèmes de riches ». Mais je me souviens que je me suis dit à un moment « bon tu fais un film sur ta famille, c’est intime, il y a un moment où tu dois tout assumer et puis il faut aller là-dedans à fond ». L’argent c’est un des sujets principaux du film, et il fallait l’aborder de la manière la plus sincère possible. Je ne voulais pas tricher là-dessus. Finalement, cet aspect fait que c’est aussi un film sur le travail, sur ce que c’est que d’avoir un métier ou de ne pas en avoir, et finalement, ça parle de liberté.