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Les années super 8, de David et Annie Ernaux

Récipiendaire du prix
Nobel 2022 pour sa fructueuse et belle carrière d’écrivain, Annie Ernaux signe son premier film à 83 ans, en compagnie de son fils David. Sur les images muettes de la caméra super 8 tenue par son mari dans les années 70, elle pose sa voix, qu’elle sculpte par un texte aussi fin que profond, comme à son habitude.
Du temps sur pellicule
Il y a d’abord l’objet, illustration d’une classe sociale et d’une manière de vivre : la caméra super 8 représente dans les années 70 une innovation pour les jeunes ménages bourgeois, qui découvrent que l’on peut désormais facilement capturer le temps de l’intimité sur bobines. Les Ernaux se lancent ainsi dans ce qu’Annie nommera « une fiction familiale » sur la base de laquelle « chacun produira ensuite un sous-texte ». Philippe Ernaux, père de famille, tient la caméra et la braque sur sa femme, sur les enfants et sur le mobilier. Montrer la stabilité du quotidien familial (sans stabilisateur !) passe ainsi par le fait de fixer le temps sur pellicule, tant par des images d’enfant qui grandissent que par le décor qui les accueille. Dans un premier temps, on voit ainsi beaucoup d’images de l’intérieur des Ernaux, comme si le filmeur le découvrait en même temps que nous, avec la fierté de celui qui vient de se mettre en ménage. Les années super 8 est ainsi l’histoire d’une vie commune, que la caméra illustre autant qu’elle segmente. Les bobines, en effet, ne parlent pas du quotidien des Ernaux après les années 80, époque à laquelle le couple se sépare. Philippe Ernaux, en route pour une nouvelle vie, laisse les bobines d’une vie qu’il oublie, et part avec la caméra. Ces images abandonnées sont ainsi la trace d’une famille unie qui n’est plus.
Qui j’ai été
Le sous-texte de ces images sont les souvenirs projetés rétrospectivement sur ces images muettes, qui disent beaucoup mais ne parlent pas. Le sous-texte, c’est ce que propose Annie Ernaux en doublant les images d’un long monologue, qui vaut parfois presque de monologue intérieur. En parlant de la femme qu’elle a été alors que nous la voyons jeune et timide à l’image, se produit quelque chose de magique. On nous donne le privilège d’accéder à l’intériorité d’un personnage du passé, comme s’il s’agissait d’un personnage de fiction qui est pourtant bien réel. Or qui j’ai été – qui je ne serai plus jamais – est forcément support de fiction, mais une fiction ici cadrée par le bord de l’image. Il s’agit d’une situation de narration idéale : la scénariste connait ses personnages par cœur, et leur backstory n’est pas modifiable.
Dans le hors-champ de la super 8
Comme souvent dans ses ouvrages, Ernaux parvient aussi à partir de l’autobiographie pour retranscrire la réalité plus globale d’une époque. La caméra super 8 cadre la réalité de la famille Ernaux, pétrie de ce qu’il se passe en hors-champ. Hors-champ sonore d’abord, que Annie Ernaux restitue en parlant des tubes qui passent à la radio d’alors. Une petite phrase qui semble anodine mentionne le Sud de Nino Ferrer, et nous voilà projeté dans les goûts et l’ambiance d’une époque, un véritable décor sonore. Dans le hors-champ visuel, il y a l’actualité politique, mentionnée d’abord par l’écrivain pour ensuite venir dans le champ, au cours de voyages au Chili notamment. Sont ainsi évoqués les idéaux et les espoirs d’une classe sociale. Annie Ernaux questionne ses choix d’alors, prenant du recul sur la trentenaire bourgeoise et soumise à la pression familiale qu’elle était.
« Les années super 8 » de David et Annie Ernaux
Vendredi 24 mars, à 20h30, au cinéma de la grande salle de Chexbres.
Séance en présence de Valérie Cossy, professeure associée faculté des lettres UNIL