C’est à lire – Quand Saint-Imier était la capitale mondiale de l’anarchisme
L’anarchisme a trop souvent été confondu avec le terrorisme, qui ne représente que sa tendance la plus violente: par exemple l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. En fait, ce courant d’idées s’oppose à tout Etat, à tout pouvoir centralisateur et autoritaire. Il prône la fédération spontanée et libre de communes et de sections locales et régionales. Voilà, de manière très résumée, sa doctrine de base. Or Saint-Imier, où a eu lieu en 1872 le premier congrès de l’Internationale anti-autoritaire (opposée au courant marxiste), et tout son Vallon, notamment le village de Sonvilier, ont joué un temps un rôle international.
Saint-Imier est une petite ville du Jura bernois qui compte aujourd’hui 5100 habitants. Elle a durement souffert de la crise horlogère des années 1970. En 1880, elle en recense 7000. Le Vallon est alors en plein boom industriel. La fabrique Longines, une marque encore célèbre de nos jours, y est fondée en 1867. Depuis 1874, on peut s’y rendre en train. L’aspect architectural du village devenu une petite ville, avec ses grandes maisons alignées, change complètement. Dans les grandes fabriques d’horlogerie, on passe du système de l’établissage (des artisans à domicile produisent les différentes pièces de la montre) à la concentration et à la mécanisation de la production. L’exemple vient des Etats-Unis, qui sont devenus un concurrent sérieux pour l’horlogerie suisse, laquelle doit s’adapter si elle veut continuer à exporter dans tous les continents. La locomotive, le bateau à vapeur et le télégraphe favorisent cette mondialisation, mais faciliteront aussi les échanges entre révolutionnaires des différents pays.
On a longtemps considéré les ouvriers horlogers comme faisant partie de « l’aristocratie ouvrière ». Vers 1870, la réalité est un peu moins idyllique. Il y a de très fortes inégalités sociales. Les salaires restent bas, et ceux des femmes sont, bien sûr, inférieurs à ceux des hommes… La crise horlogère des années 1870, la plus importante dans l’histoire jurassienne, touche terriblement patrons et surtout ouvriers. Sur le plan politique, Saint-Imier et les villages du Vallon, comme Sonvilier, sont dirigés par une élite bourgeoise de dirigeants d’entreprises. La démocratie reste donc assez formelle.
Le milieu horloger, surtout celui régi par l’établissage, est un terreau fertile pour le mouvement anarchiste. Il y a aussi le souvenir de la Commune de Paris, noyée dans le sang en 1871. Enfin l’Italie, l’Espagne et la Russie sont des bastions de l’idéal anarchiste. Michel Bakounine est venu parler à Saint-Imier. Tout cela exerce une influence sur les horlogers du Vallon, instruits et prédisposés au mouvement libertaire. Deux figures locales, James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel, jouent aussi un grand rôle. Des sections jurassiennes adhèrent à la I’Ere internationale des travailleurs, fondée en 1864. Mais très vite, celle-ci souffre des dissensions entre marxistes et anarchistes. En 1872, le congrès de La Haye, en excluant Bakounine, provoque la scission. Et le contre-congrès qui se tient à Saint-Imier les 15 et 16 septembre 1872, à l’initiative de la Fédération jurassienne, va devenir un épisode de l’histoire mondiale. Des délégués de toute l’Europe y participent, mais aussi de nombreux Jurassiens. Et de la Suisse vont partir dans différents pays, pendant plusieurs années, des tracts et journaux imprimés en Suisse. Leurs titres sont éloquents : La Solidarité, Le Progrès, L’Avant-Garde, Le Révolté… Deux tendances se dessinent : celle du « syndicalisme révolutionnaire », pacifique, à laquelle adhèrent les horlogers du Vallon, et celle de « l’anarchisme insurrectionnel », qui prône de spectaculaires attentats sanglants, mais qui se révéleront inefficaces pour renverser le pouvoir en place. C’est le succès momentané de ce dernier qui va amener une politique de répression de l’anarchisme dans tous les pays. Celle-ci frappe aussi, bien que moins violemment, le mouvement anarchiste en Suisse.
Un dernier congrès de la Fédération jurassienne se tient à La Chaux-de-Fonds en 1880. Le mouvement anarchiste va peu à peu décliner, au profit du socialisme. Pourquoi ? La réponse tient surtout à l’évolution du mode de production : la machine, l’usine, la division du travail dans une même entreprise, la disparition des petits ateliers qui avaient tant impressionné Jean-Jacques Rousseau. C’est le parti socialiste qui va désormais attirer la masse des ouvriers. Cependant, certains idéaux de l’anarchisme restent présents dans les esprits. Qu’on les partage ou non, ces idéaux constituent une base solide pour la libération des hommes et des femmes face aux pouvoirs oppresseurs.
Le Vallon horloger et ses anarchistes, dans Intervalles – Revue culturelle
du Jura bernois et de Bienne, No 123 – Automne 2022, 227 p