C’est à lire – Un roman dans la grande tradition de la littérature russe
Le premier roman de Gouzel Iakhina
Le premier roman de Gouzel Iakhina, née en 1977 à Kazan, Zouleikha ouvre les yeux, évoquait la dékoulakisation. Il a connu un immense succès. Le second, Les Enfants de la Volga, se penchait sur le sort, après la Révolution, des Allemands appelés par Catherine II et vivant en Russie. Dans ses livres, l’auteure explore le passé soviétique d’un oeil critique, sans complaisance mais sans manichéisme non plus. Convoi pour Samarcande relate un épisode de l’effroyable famine qui régna en Russie, et notamment sur les bords de la Volga, au début des années 1920. Conséquence de la guerre civile entre Bolcheviques et Blancs pro-tsaristes, et des réquisitions forcées par l’Armée rouge d’animaux et de produits agricoles auprès des paysans. Le roman décrit de manière hallucinante cette famine qui fit au moins cinq millions de morts, le rachitisme des enfants, les squelettes vivants réduits à manger du cuir bouilli ou de la tourbe. A quoi vont s’ajouter les ravages du typhus et du choléra.
Il s’agit ici de l’évacuation des enfants abandonnés ou orphelins et des enfants des rues, de Kazan au Turkestan, où la nourriture ne manquait pas. Avec Gouzel Iakhina, on est dans la grande tradition de Tolstoï et Dostoïevski, c’est-à-dire de longs et amples romans où, à côté de la narration, pointent toujours des considérations morales. Presque tout le livre se déroule au rythme du train qui va parcourir 4000 km, à travers l’immensité des paysages de la Russie, et en particulier des territoires habités par des minorités ethniques musulmanes.
A la tête du convoi, on trouve le personnage de Daïev, jeune vétéran de la guerre civile. Celui-ci, en s’opposant parfois à la très rigide commissaire politique Blanche. Mais les personnages de Gouzel Iakhina ne sont pas d’une pièce. Ils sont ambigus, pouvant incarner à la fois l’altruisme le plus élevé et la violence criminelle. Ainsi Daïev, malgré ses convictions communistes, a un besoin, très propre à la religion orthodoxe, d’expier une grave faute commise alors qu’il faisait la guerre.
Le train va constituer un microcosme, une sorte d’arche de Noé, avec ses enfants dotés de sobriquets hauts en couleurs rappelant leur vécu misérable et délictueux, souvent fait de larcins, avec ses nurses, avec le sympathique infirmier Boug, qui va contribuer à sauver de la mort la plupart des enfants, avec Zagreïka, l’enfant autiste qui s’attache à Daïev comme son ombre. Malgré quelques longueurs, le roman contient des scènes extraordinaires, comme celle où des Cosaques rebelles au régime soviétique viennent offrir au convoi du sel et de la chaux, obtenant en échange le droit de venir célébrer les rites orthodoxes dans l’ancien wagon-chapelle transformé en infirmerie. Où est le Bien, où est le Mal ? Jusqu’où faut-il faire des concessions en dépit du dogme ? Si le roman est parfois très noir, avec des passages oniriques ou fantastiques dus à la faim, il comporte aussi des moments de joie, tel celui où les enfants nus et crasseux se ruent dans les eaux de la mer d’Aral pour s’y baigner. Le regard de Gouzel Iakhina est sans complaisance pour le régime soviétique. Mais il montre aussi qu’à côté des crimes de la Tchéka, il y avait ces volontaires attachés à répandre la vaccination et l’alphabétisation auprès des masses illettrées, et à concourir à la libération de la femme. Ecrit dans une langue d’une rare richesse, il constitue un véritable appel à la Fraternité humaine.
Gouzel Iakhina, « Convoi pour Samarcande », Lausanne
Ed. Noir sur Blanc , 2023, 479 p.