C’est à lire – L’apport religieux, économique et culturel de la population juive à la Suisse romande
C’est une véritable « bible » de six cents pages, extrêmement bien documentée, que publie la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI). Elle relate 1000 ans d’histoire, l’accent étant mis sur les 19e-20e siècles et jusqu’à nos jours. Les lectrices et lecteurs peuvent fort bien n’en lire que les contributions qui les intéressent, mais le tout se révèle passionnant et de lecture très agréable.
Il y eut probablement une présence juive dans la Suisse romaine, selon des traces retrouvées à Aventicum ou Augst. Celle-ci est en revanche attestée au Moyen Âge par de nombreuses sources. Les Juifs y furent persécutés (autodafés suite à l’accusation absurde d’avoir « empoisonné les fontaines » pendant la Grande Peste), puis expulsés. La vie juive ne renaît en Suisse qu’après 1798 et la chute de l’Ancien Régime. Mais surtout au 19e siècle, pendant lequel immigrent des israélites alsaciens, donc d’obédience askhénaze, terme appliqué aux Juifs de l’Est. Précisons qu’ils n’ont le droit de résider qu’à Endingen et Lengnau, deux villages en Argovie. C’est d’ailleurs le lieu d’origine de notre ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss. Dans le canton de Vaud, la première communauté juive est fondée à Avenches. Elle se spécialise surtout dans le commerce et la vente de bétail ou de chevaux. Des synagogues, de style souvent orientalisant, comme le bel édifice de La Chaux-de-Fonds, ou celui de Lausanne, sont construites. Mais il faudra attendre 1866 (sous la pression de Napoléon III !), puis la nouvelle Constitution fédérale de 1874, pour que les Juifs reçoivent des droits égaux.
Relevons un chapitre particulièrement intéressant sur la création de grands magasins par des ressortissants juifs, comme l’Innovation à Lausanne en 1907, qui n’a rien à envier au Bonheur des dames dans le roman de Zola. C’est une conception absolument nouvelle du commerce : on peut toucher la marchandise, les prix sont fixes, on ne marchande pas, on peut y acheter de tout. Suivra Manor, fondé par les frères Henri et Ernest Maus et Léon Nordmann. Evidemment, ces « cathédrales du commerce moderne » font de l’ombre aux petites boutiques traditionnelles. Ce qui attise un antisémitisme latent.
Le livre accorde une large place à l’entre-deux-guerres 1918-1939. C’est l’époque bénie – si l’on peut dire – d’un antisémitisme virulent, voire ordurier, qui va parfois jusqu’à des appels au meurtre. Celui-ci est particulièrement notable dans la presse : l’immonde Pilori de Genève dont le responsable est Géo Oltramare (futur collaborateur des nazis en France) ou La Nation vaudoise, qui publie en 1932 le tristement célèbre article de Marcel Regamey, « Méfie-toi du Juif ! » Le Courrier de Genève, organe catholique, baigne lui aussi à l’époque dans l’antisémitisme. Quant aux demandes de naturalisation suisse, elles sont souvent refusées aux Juifs sous prétexte de « profil sémite ». De la pianiste Clara Haskil, par exemple, il est dit qu’elle « est évidemment une grande artiste, mais elle est juive roumaine » ! Quant au sort des Juifs entre 1939 et 1945, accueillis en Suisse ou refoulés à la frontière, il est mieux connu, notamment grâce aux travaux de l’historien Marc Perrenoud, collaborateur important de la Commission Bergier. On en trouvera dans ce volume, et sous sa plume, une éclairante synthèse.
Mais le livre aborde de nombreux autres sujets ! Qu’il s’agisse par exemple des courants religieux du judaïsme en Suisse romande : on notera à ce propos que la communauté juive s’est renouvelée, dans un sens plus religieux, avec l’arrivée de nombreux sépharades venus d’Egypte ou du Maghreb dans les années 1950. Les auteurs du livre ont pris soin de donner la traduction en français de tous les termes en hébreu ou en yiddish, ce qui en facilite grandement la lecture. Une place est faite aussi au mouvement sioniste, qui à vrai dire a bien plus tenté les Juifs de l’Est persécutés que les Israélites français, lesquels avaient l’illusion d’être totalement intégrés… avant les terribles désillusions de la Seconde Guerre mondiale.
De beaux chapitres sont consacrés à l’architecture extérieure et à l’agencement intérieur des synagogues, ainsi qu’aux cimetières juifs. On y apprendra beaucoup sur leur symbolique.
Relevons aussi la contribution sur les liens entre judaïsme et protestantisme, faits de rencontres mais aussi d’incompréhensions. Et celle sur les spoliations en matière d’art de collectionneurs juifs en Allemagne et dans les territoires occupés par la Wehrmacht, illustrée récemment par l’affaire du legs Gurlitt au Musée des Beaux-Arts de Berne.
Evidemment, on attendait l’ouvrage au contour à propos des relations entre Israël, les Palestiniens et les pays arabes. Sur ce point, très actuel, on ne pouvait certes pas espérer une objectivité totale, dans un livre publié par la Fédération des communautés israélites… Le chapitre sur la Suisse romande face au conflit du Proche-Orient nous paraît même assez problématique, avec son apologie de l’Association Suisse-Israël. Heureusement, il est mis en balance par l’émouvante interview de l’écrivain et mécène Metin Arditi, qui exprime à la fois son fort attachement à l’héritage judaïque de ses origines, et son appel à un Etat binational, à la fois juif et arabe, même si c’est peut-être irréalisable. Enfin, dans les notices biographiques qui concluent le livre, on trouvera les noms de nombreuses personnalités juives connues du monde politique, économique, artistique et religieux, qui ont marqué de leur empreinte la Suisse romande.
Francine Brunschwig, Marc Perrenoud, Laurence Leitenberg,
Jacques Ehrenfreud (éd.), Albert, Esther, Liebmann, Ruth et les autres.
Présences juives en Suisse romande, Livreo-Alphil et FSCI, Neuchâtel, 2023, 598 p.