C’est à lire
De Bex à Leysin en passant par Saint-Pétersbourg et Paris
Le passionnant itinéraire de Constance, roman de Lise Favre

Pour lever toute ambiguïté, précisons immédiatement qu’il s’agit là d’une fiction. Sa petite-fille aurait retrouvé le journal intime de l’héroïne, Constance Girod. Un procédé littéraire qui n’est certes pas nouveau. Le récit commence en 1901 à Bex, alors que la jeune fille atteint ses seize ans. Elle est élevée et instruite par son père pasteur, figure austère mais aimante, qui lui apprend le latin, le grec et l’hébreu. Pour créer son personnage, l’auteure nous a dit s’être inspirée de la vie de Germaine Necker, future baronne de Staël. Comme de nombreuses filles issues de milieux relativement modestes, Constance fréquente l’Ecole normale à Lausanne, avec une certaine détestation des travaux de couture (« pour votre futur trousseau, Mesdemoiselles »), cours dont les jeunes gens sont évidemment dispensés au profit des mathématiques… Constance est en quête de liberté, qu’à cette époque elle ne pouvait guère trouver dans le mariage et la maternité.
Grâce à une riche amie russe, appartenant à la grande bourgeoisie qui fréquente alors Bex et ses bains, elle va trouver une place d’enseignante chez la comtesse Maria Vassilievna à Saint-Pétersbourg. C’est alors le lot de nombreuses jeunes Suissesses. Toutes les notations de Lise Favre, à travers le journal de son personnage, sont historiquement très justes. Qu’il s’agisse du patinage sur la Neva, de l’usage du français dans la haute société, du régime tsariste autocratique et réactionnaire, de l’adhésion de nombreux étudiants aux mouvements révolutionnaires anarchistes ou marxistes, ou encore des choquantes inégalités sociales entre les maîtres richissimes, leurs domestiques et leurs moujiks, qui n’ont été libérés du servage qu’en 1865. Une mention particulière pour les précisions bienvenues sur les vêtements, dans divers lieux et à différentes époques. L’auteure qui, après ses études de Droit, a suivi une seconde formation historique, s’est visiblement fort bien renseignée, ce qui donne au récit son authenticité. Maria Vassilievna, délaissée par son époux, va connaître dans les bras de Constance un amour passionné et d’intenses plaisirs saphiques, qui occupent quelques-unes des plus belles pages du roman. Cette passion connaît une fin brutale qui ramène en 1909 la jeune Vaudoise dans son pays natal, alors qu’en Russie apparaissent les signes avant-coureurs de la Révolution bolchévique d’octobre 1917. Celle-ci va bouleverser les conditions sociales et changer brutalement le destin de plusieurs personnages.
Constance reprend son travail d’enseignante, mais dans l’école publique vaudoise, à Leysin. La localité représente alors – comme Davos admirablement évoquée par Thomas Mann dans La montagne magique – un espoir ténu pour les victimes de la tuberculose. La jeune femme finit par s’y marier avec un médecin très attachant, le Dr Mercier. Son besoin de liberté va cependant l’amener à quitter mari et enfant et à vivre à Paris, où elle connaît un dernier grand amour. Mais ne racontons pas tout le roman…
Seule petite réserve : la conscience politique que montre la jeune fille sur la situation explosive en Russie est un peu trop aiguë pour être tout à fait crédible, de même que la description assez détaillée de ses amours lesbiennes, dans un journal intime qui pouvait être découvert à tout moment. Mais c’est un péché véniel, car le roman est passionnant de bout en bout. Il apprendra beaucoup de choses à ses lectrices et lecteurs, en particulier sur les faits historiques, sur les mœurs et les conditions sociales en Suisse et en Russie dans cette première partie du 20e siècle.
Lise Favre, Constance. Un itinéraire vers la liberté,
Bière, éd. Cabédita, 2022, 213 p.