A Cannes – observer des regards traumatisés
En ouverture de la Semaine de la critique et de la Quinzaine des cinéastes étaient montrés mercredi passé à Cannes deux films de fiction relayant les regards obsessionnels de protagonistes hantés par leurs anciens bourreaux. Les films de Jonathan Millet et d’Andrea Arnold, que tout sépare, se rejoignent dans leur capacité à dépasser la bidimensionnalité du cinéma par la sensibilité de leur regard sur des observateurs.
Les fantômes de Jonathan Millet
A l’arrière d’un véhicule ballotté sur les routes du désert syrien, des corps entassés se meuvent difficilement. Ces derniers sont perceptibles uniquement au son dans un premier temps, puisque l’habitacle est encore plongé dans le noir. Le plan d’exposition du film Les fantômes fait ensuite surgir la lumière pour révéler l’environnement de cette première scène. En sortant du fourgon, un homme est froidement exécuté. Quelques années plus tard, Hamid, qui a assisté à ce crime de guerre comme à beaucoup d’autres, est en quête du bourreau qui a tué et torturé tant de citoyens avant de fuir la Syrie pour l’Europe. Membre d’un groupe secret qui traque les criminels de guerre, il arpente Strasbourg, une photographie du tortionnaire en poche, pour mettre la main sur le martyriseur.
Les fantômes a été présenté en ouverture de La semaine de la critique, une section parallèle du festival de Cannes qui vise, depuis 1962, à découvrir de jeunes talents de la création cinématographique, en mettant à l’honneur dix premiers ou deuxièmes long-métrages sélectionnés par des critiques de cinéma. Ce premier long-métrage de fiction du réalisateur Jonathan Millet contient ainsi de nombreux moments de grâce, à l’image de son premier plan décrit plus haut. Alors qu’une membre de son organisation cache un livre sous le banc d’un parc titré « L’odeur du jasmin de Damas », un groupe nominal qui, à lui seul, convoque tout un imaginaire migratoire, entre regret et souffrance du déracinement. Les quelques vers issus de ce livre et appris par cœur seront ensuite récités comme un mantra, accompagnant les errances de Hamid lorsqu’il rencontre une jeune femme prête à l’aider. Le titre du livre et la finesse de ce qu’il convoque se retrouve ensuite dans un plan d’insert qui prend soin de restituer la finesse du geste de la jeune femme préparant un breuvage à base de cardamome. L’odeur du jasmin, le goût de la cardamome rappellent ainsi la saveur de ce qui a été perdu sensoriellement, pour relayer la thématique du deuil et des pertes humaines.
La quête du bourreau à l’origine de ce deuil est ardue, Hamid n’a jamais vu son visage et la photographie qu’il détient est aussi floue que la piste qu’il suit. Pourtant, malgré les remontrances des autres membres du groupe secret, Hamid persévère. Il suit un homme étudiant la biologie à l’université de Strasbourg, qui semble révéler petit à petit les signes d’un passé de bourreau. Une main qui tremble (une image particulièrement frappante du film) ou une odeur : dans un plan singulier où il s’approche de sa nuque pour le sentir on se questionne sur la vraisemblance de cette scène. Est-ce vraiment possible que le bourreau ne remarque pas cet homme qui le sent à dix centimètres de sa nuque ? Tout se passe alors comme si Hamid était devenu un fantôme invisible. Alors que la première interprétation du titre laisserait plutôt penser que Hamid est hanté par le fantôme de son bourreau et de ses souvenirs traumatiques, le film met en place un dispositif de miroir, par lequel son personnage devient un spectre à force de chercher la salvation du règlement de compte. Le message semble aussi fort que fin : alors que son bourreau, avec qui il discute un jour en gardant son anonymat, lui dit qu’il faut laisser en Syrie ce qui s’y est passé, Hamid est bloqué dans sa posture d’observateur. Il ne peut pas entrer en interaction, empêché par un traumatisme qui l’enferme dans le regard.
Le personnage principal reçoit ensuite un magnétophone contenant le récit audio d’une autre victime de guerre. Dans l’intimité de son appartement, il écoute ce qui lui est lui-même arrivé. Cette manière de rendre compte du traumatisme en faisant revivre au protagoniste son passé est aussi subtile qu’évocatrice. Alors que nous le voyons écouter, et que nous entendons ce qu’il entend, la voix évoque le nombre de pas que faisait le bourreau pour venir jusqu’à lui. Il compte jusqu’à douze, et dans cet instant suspendu où le temps du récit audio est partagé avec celui d’Hamid ainsi qu’avec nous, la violence est rendue dans toute sa fatalité. Les fantômes est un film sur un personnage mis à distance du monde, de sa mère à qui il ment pour lui conter une vie meilleure, des membres de son groupe secret qui gardent l’anonymat, de la vie qui continue et à laquelle il ne peut plus prendre part.
Red road d’Andrea Arnold
Un personnage traumatisé, condamné à une observation qui le garde à distance est une dynamique narrative qui se retrouve dans le film Red road d’Andrea Arnold, présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes. Récipiendaire à trois reprises du Prix du Jury cannois, la cinéaste britannique était cette année honorée par « Le Carrosse d’Or », une récompense rendant chaque année hommage à un·e cinéaste qui a marqué l’histoire du cinéma par son audace, son exigence et son intransigeance dans la mise en scène.
Red road, primé en 2006 à Cannes, suit le parcours de Jackie (Kate Dickie), opératrice de caméras de surveillance dans une petite ville écossaise. Les multiples écrans du poste de surveillance découpent le décor de la bourgade en de multiples saynètes qui s’apparentent à du cinéma muet. Alors que son métier est de regarder ces images en direct, elle quitte petit à petit son poste d’observation pour se mêler aux citoyens qu’elle observe normalement de loin. Elle interagit ainsi avec Clyde, un ancien détenu libéré pour bonne conduite qui l’obsède. Si la fin du long-métrage révèle la source de cette obsession, la tension est maintenue autour de ce secret presque tout au long du film. On observe ainsi longuement et sous tous les angles le regard investi de Jackie, qui laisse ressentir toute sa souffrance. Son regard et sa distance au monde sont matérialisés par les caméras de surveillance, puis rompus par ses interactions. Comme pour Les fantômes, on scrute si fort un visage qui regarde que l’on finit par en saisir toutes les petites inflexions : il s’agit ainsi de portraiturer ce qui est subi rien que par la vue. A l’issue de la projection, Andrea Arnold parle de sa frustration quant à la bidimensionnalité du cinéma. Elle souhaiterait pouvoir lui ajouter des odeurs, et tente ainsi toujours de ramener le sensoriel dans ses œuvres. Ceci s’applique semble-t-il tant dans son film que dans celui de Jonathan Millet : en observant longuement des personnages qui scrutent, quelque chose d’intangible se passe, qui permet de vivre des événements bien lointains de la Croisette.