C’est à lire – Les ravages des sites d’exhibition familiale sur Internet

Je vais vous présenter ici un livre glaçant. Non parce que c’est un thriller. Il décrit simplement, par le biais d’un roman, une dérive très inquiétante de notre société, qui à certains égards va à vau-l’eau. On a déjà abondamment parlé des dérives du portable : jeunes (et moins jeunes !) scotchés toute la journée sur leur YPhone, groupes d’ados qui ne « communiquent » plus que virtuellement, couples au restaurant penchés sur leur écran et qui ne se parlent plus, automobilistes inconscients qui regardent à la fois la route et leur portable. Tout cela entraînant une immense solitude des individus. Mais il y a pire ! Ce sont ces sites, suivis par des millions de spectateurs pris en otage, auxquels on adresse régulièrement des « bisous ». Il s’agit là de dévoiler à longueur de journée tout ce que fait la famille, à la cuisine, en promenade et partout ailleurs. On a même vu une mère de famille filmer « le premier caca sur le pot » de son rejeton. Car sur ces sites, nombre d’enfants-esclaves, dont on fait des influenceurs, sont véritablement exploités, et au mépris total de leur intégrité.
Rien de tout cela n’est innocent. Car il y a là derrière de grandes marques commerciales, qui ne visent qu’à faire acheter leurs jouets, leurs vêtements, leurs boissons sucrées, leurs fast-food. Or les familles qui adhèrent à ce jeu – par appât du gain ou besoin de notoriété – sont manipulées et largement payées, en argent et en « cadeaux » inutiles dont elles ne savent que faire. L’une des séquences de Happy Récré, la chaîne créée par le personnage de Mélanie Claux dans le livre, consiste par exemple à faire ouvrir à ses enfants, en s’extasiant, les innombrables « cadeaux » remplis de pantalons ou jupes à la mode, de bonbons généreusement sucrés ou de barres chocolatées. Ils sont devenus « des singes savants faisant leur numéro. » Une autre séquence invite à acheter de manière compulsive tous les produits dont le nom commence par F. C’est donc une déferlante de publicité qui va toucher des centaines de milliers de fans devant leur écran. Ceux-ci se croient liés aux familles exhibitionnistes par un véritable lien amoureux. « Et si la vie privée n’était plus qu’un concept dépassé, périmé, ou pire, une illusion ? » De surcroît, la publication de photos ou vidéos montrant des enfants dévêtus ou en petite culotte va attirer de nombreux pédophiles. L’inspectrice de la police judiciaire Clara, le second personnage important du roman, qui enquête sur l’enlèvement de la fillette de Mélanie, résume bien les choses : « La gaieté outrancière du ton, la multiplication des jeux stupides et parfois avilissants, la malbouffe accueillie avec extase, les mêmes phrases répétées jusqu’à la nausée. »
Il faut donc lire ce roman qui dévoile une réalité à la fois terrible sordide. Sur ces mots, je vous quitte, bisous, « bisous d’étoiles, coucou mes happy fans, n’oubliez pas de vous abonner, et le petit pouce vers le haut pour nous liker » !
Delphine de Vigan, Les enfants sont rois,
NRF Gallimard, 2021, 148 p.
(Dans le livre, plusieurs marques commerciales
bien connues sont nommément citées)