Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
C20’était un mois de novembre magnifique, que l’été indien semblait vouloir prolonger indéfiniment. Mais les matinées étaient fraîches. Amanda le rejoignit comme il terminait son café. Ensemble ils prirent une table à l’intérieur. Il était à peine onze heures, mais une heure déjà buvable.
– Qu’allons-nous boire, demanda-t-elle?
– Pourquoi pas un verre de calamin?
– Mmmh, du bon! On n’y va pas avec le dos de la cuiller! Et votre enquête?
– Elle avance, mais très gentiment. J’aimerais vérifier quelque chose.
– Et c’est là que j’interviens?
– Pouvons-nous emprunter le canot? demanda Cordey comme ils trinquèrent.
– Aujourd’hui?
– Aujourd’hui, demain, quand il vous plaira.
Ils finirent leur verre. Cordey régla la note et tous deux sortirent. Amanda prit son bras jusqu’à la voiture. Ensemble ils se rendirent à Cully, y achetèrent des sandwiches et gagnèrent le port où ils laissèrent la voiture. Amanda débâcha le canot tandis qu’au Cercle Cordey paya une bouteille fraîche.
Lorsqu’il eut pris pied à l’intérieur de l’embarcation, elle ventila, démarra le moteur, lança les amarres arrière sur le ponton flottant et enroula celles d’avant à la bouée. Ils sortirent peu après du port à vitesse réduite. Comme ils quittaient le chenal, Cordey regarda sa montre et fit un geste de la main en direction des quelques habitués du Cercle qui lui répondirent en levant leur verre. Ils prirent ensuite un peu de vitesse.
– Où va-t-on?
– Allons à Treytorrens, mais lentement.
Treytorrens, un hameau au pied du vignoble du Dézaley, entre Cully et Rivaz, à moins de mille cinq cents mètres de l’entrée du port de Moratel, Treytorrens où finirait l’histoire.
– Votre enquête?
– Toujours.
Amanda tira vers elle la poignée jusqu’au quart des gaz et mit le cap entre Treytorrens et le Clos des Moines, cette vaste bâtisse érigée avant l’époque bernoise par les moines d’Haut-Crêt et devenue propriété de la ville de Lausanne après l’indépendance vaudoise. Parvenus à distance raisonnable des rochers, elle ralentit puis coupa les gaz. Le canot finit par s’arrêter. Cordey consulta l’heure.
– Et maintenant?
– Rien. J’ai voulu vérifier une chose.
– Je vous trouve bien mystérieux.
– Pas tant que ça. Je crois que votre frère voulait véritablement disparaître. Peut-être a-t-il réussi? Peut-être l’en a-t-on empêché?
– C’est probable, oui, mais que fait-on?
– Allons au large. Je ne me lasse pas de ce panorama.
– Allons-y! Mais pour vous entendre. C’était mon frère, je veux savoir. Ils quittèrent la proximité de la rive. Amanda enfonça la poignée des gaz, mit le cap sur Meillerie et coupa le moteur à mi-lac. Elle remplit de vin les deux verres et disposa les sandwiches sur une banquette.
– C’est d’accord, fit Cordey, toujours en cravate.
– D’accord pour quoi?
– Pour tu.
– Je savais bien qu’on finirait par y arriver, fit-elle. Tout est question de temps, n’est-ce pas? Il suffit d’attendre.
– Santé, Amanda.
– Santé, Benjamin.
Ils rapprochèrent leur verre, se rapprochèrent l’un de l’autre.
Schneider et Cordey se retrouvèrent à Lutry comme au temps de leur collaboration inter-policière.
– Tu sais déjà tout, ou presque. Morrens a disparu comme chacun sait. Il a fallu des années pour clore la succession. C’est la procédure en cas de disparition. D’abord une déclaration d’absence délivrée par l’Etat civil du district après une période minimale d’un an, obtenue lors de disparition en danger de mort, ce qui a finalement été admis compte tenu des conditions météo. Je passe sur les ennuis dus au blocage des comptes et à une Justice de Paix débordée. J’ajoute pour la peine qu’en prenant le relais, la Justice de Paix s’est couverte en prenant toutes les dispositions imaginables pour la garantie du patrimoine au cas où Morrens réapparaîtrait. Et cerise sur le gâteau, il y a eu recherche d’autres héritiers. C’est la loi. Un frère, une soeur, un parent auraient eu droit, globalement, à un quart.
– Comment s’en est-elle tirée? demanda Cordey.
– Elle a fini par prendre un avocat qui a obtenu la gestion pour moitié d’un compte établi aux deux noms. Tous les avoirs étaient gelés, au nom du droit privé. C’est parfois le prix à payer, si on peut dire, tant que le certificat d’héritier n’a pas été établi. Finalement et au bout de trois ans, un acte de décès a enfin été délivré, suivi du fameux certificat. La veuve a hérité alors de tout en l’absence d’autres héritiers. L’épave du voilier faisait partie du lot. Elle a pu dédommager tous ceux qui l’avaient soutenue, et ils étaient nombreux.
– Donc ça s’est finalement arrangé?
– Oui, admit Schneider, mais il aura tout même fallu plus de trois ans. Et l’avocat. On a vraiment parlé d’une situation problématique, en termes juridiques. Quant à Lunaire, ce qui t’intéresse, il est resté un bon bout de temps chez un constructeur naval à Mies qui l’a finalement restauré et remis à l’eau.
– Le chantier a dû attendre la fin de la procédure. C’est ce qui s’est passé?
– En effet. Le voilier navigue, et plutôt bien selon ce que j’ai appris. L’enquête n’en parle pas. C’est d’ailleurs hors sujet et ça remonte bien après la disparition. Mais j’ai fait un téléphone. La remise à l’eau du voilier s’est faite huit ans après la disparition de Morrens, en 2011. Mais comme je viens de le dire, j’ai appelé: le Toucan a été débaptisé et porte à présent le nom de Solaire.
– Lunaire, Solaire, il y a comme de la suite dans les idées, sourit Cordey.
– Plus que tu n’imagines. Le voilier appartient à ta cliente.
– Donc la veuve n’est plus propriétaire, s’étonna Cordey. Notre Marie-Jasmine nous fait encore des secrets.
Comment s’est passée la vente? Mme Morrens a dû savoir? Ça a pu lui faire drôle, non?
– Tu veux dire si ça ne lui a pas mis la puce à l’oreille? demanda Schneider. C’est pas sûr. J’ai appelé le constructeur naval, comme j’ai tenté de le dire. C’est lui qui a réalisé l’affaire. La veuve ne voulait plus du voilier. Le constructeur a acheté l’épave. La compagnie d’assurances a financé le gros de la restauration. Il n’a donc pas été intermédiaire, mais acheteur puis vendeur. D’où que le nom du nouvel acquéreur n’a pas été transmis à l’ancien. Madame Morrens n’a pas pu savoir que Mme Morerod était la nouvelle propriétaire.
– Mais pour une question de TVA, ne valait-il pas mieux être commissionnaire plutôt que vendeur?
– A priori, le montant dû à Berne était quasiment le même. Que le chantier ait payé la taxe sur la restauration ou sur la vente, le prix de l’un égalait l’autre. D’un autre côté, ça lui permettait d’effectuer les réparations à temps perdu et selon son art.
– Elle ne m’a rien dit et ça ne me plaît pas trop! Et comment a-t-elle eu les moyens?
– Est-ce important?
– Non, pas au sens de l’enquête. Mais c’est plutôt une question de franchise, de bons rapports contractuels. Ce bateau appartenait à Morrens, c’est celui à bord duquel il a disparu, qui s’est échoué à Versoix et que la police a fouillé de fond en comble, qui a séché huit ans sur le perré d’un chantier naval, dont hérite la veuve et qui, finalement, revient à celle qui a navigué durant trente-cinq ans avec. Alors oui, c’est important! Pour notre relation, nos rapports de confiance et pour l’enquête d’aujourd’hui.
Autre chose?
A SUIVRE…