Toucan 5 – Le disparu de Lutry
– Parce que, précisément, je ne veux pas d’une enquête. Un contrôle, l’assurance que l’enquête n’a pas été bâclée. Savoir aussi si on a retrouvé… pas un corps, on l’aurait su, mais quelque chose, n’importe quoi, lâcha-t-elle encore après un long silence. Mais il ne faut rien remuer.
– Il lui faut donc un type à peu près nul, songea Cordey en la regardant. Un type qui ne casse pas la baraque et soit juste capable, comme elle dit, d’appeler ici ou là pour consulter un dossier et s’assurer que les bonnes questions ont été posées aux bonnes personnes.
– Non, Monsieur, dit-elle doucement comme si elle avait perçu les pensées de l’ex-inspecteur principal à la Police de sûreté. Il me faut quelqu’un qui ait plus de coeur que de raison, qui soit capable d’aborder la question d’une manière féminine.
Une simple rangée de perles pendait à son cou. Une vieille montre genevoise paraît son poignet. Elle ne portait pas d’alliance, mais une bague sertie d’un petit rubis taillé en marquise.
– Je ne veux pas d’une enquête à la manière des détectives. Je ne veux pas que remonte le passé et qu’on reparle de cette affaire. Faites ça pour moi, prenez votre temps. J’essayerai de subvenir à vos frais. Et puis, j’avais envie de vous connaître, poursuivit-elle après un long silence. On m’a un peu parlé de vous.
– Dites-moi encore : Jacques ?
– Jacques. Pour l’instant, ça devrait suffire, murmura-t-elle.
– Laissez-moi faire un ou deux téléphones.
***
Le soir venu, Cordey s’assit à la terrasse de La Cambuse à Moratel. Cette baie magnifique, au pied du vignoble entre Lausanne et Vevey lui rappelait d’anciens souvenirs, une autre disparition, mais aussi des questions, des attentes, un grand désarroi, le refus d’accepter, et finalement cette magnifique rencontre.
De l’autre extrémité du port, sous la grue, on lui fit un geste. Cordey reconnut Parisod, son pote le vigneron, un verre à la main, comme une invitation à le rejoindre. Il lui rendit son salut, paya sa bière, quitta la terrasse et longea les cabines alignées face au port
Amarré au ponton flottant, un vieux bateau à moteur en bois n’arborait pas la mine des beaux jours. Il n’avait pas dû voir le large, ces deux dernières années. La bâche était couverte de fiente de mouettes. Une flaque s’était formée, devenue glauque, l’avait creusée et la tendait à la déchirer. Une épaisse couche de mousse masquait la carène.
– Dommage, hein ? fit Parisod anticipant la remarque de Cordey.
Le vigneron l’avait rejoint. Les deux hommes contemplaient le canot à moteur.
– «Impropre à la navigation» risque bien de dire le canton si rien n’est fait d’ici à la prochaine expertise, poursuivit Parisod. Un bateau en bois, c’est un peu comme nous, ça demande de l’entretien.
– Qu’est-elle devenue ?
– Je pensais que tu le savais.
Cordey se rappela ces moments trop courts passés sur ce canot, au milieu du lac, avec Amanda. Une relation intense qui avait commencé comme elle avait fini, dans la douleur. Il avait résolu l’énigme de la disparition de son frère Lucien, mais n’en avait rien dit. Puis chacun était reparti de son côté. Il eût peut-être suffi d’un autre rendez-vous que ce sombre jour de novembre, sous le Dézaley.
– Un immense gâchis ! soupira le retraité.
Parisod lui posa la main sur l’épaule et l’accompagna à la grue où Cordey accepta le verre de l’amitié.
– Les héritiers se sont disputés pour le canot. Tu vois le résultat ? Et ton Amanda n’est jamais revenue.
– Mais moi non plus. Peut-on lui en vouloir ? se demanda Cordey.
– Et qu’est-ce qui t’amène ?
– Pas grand-chose en fait. Es-tu jamais descendu à la voile à Genève ?
– A l’époque, oui. Pour le Bol. C’est ça qui t’amène ?
Parisod en parlant contemplait son ancien 6.5m, bâché sur le cockpit, avec son pont en teck et sa coque en acajou, cette compagne d’aujourd’hui et des jours anciens, entretenue et soignée comme une maîtresse.
– Allez crache, que veux-tu vraiment savoir ? insista l’ami vigneron.
– Un dénommé Jacques, disparu sur le lac il y a plus de dix ans, ça te dit quelque chose ?
– Disparu durant le Bol ?
– Non, en convoyant son voilier de Lutry à Genève.
– Jacques comment ?
– Jacques, tout simplement. J’en sais pas plus pour le moment, avoua Cordey. Mais habitant Lutry.
– Peut-être… On en a un peu parlé à l’époque, non ? Il me semble…
– Jacques Morrens, annonça Pierre Affolter, un autre membre du Cercle qui venait d’arriver.
Ils se saluèrent. Parisod versa à boire au nouveau venu et égalisa les autres verres.
Ça revenait enfin à Cordey. Morrens, bien sûr ! Un artisan avisé. Excellent régatier. Une épouse modèle. Un enfant. Mais une chose étrange. Il ne se rappelait pas quoi.
– Il m’est arrivé de naviguer avec, poursuivit Affolter, lors de la Cully-Meillerie-Cully.
– D’autres personnes sur le voilier ? demanda Cordey en tendant son verre.
Parisod faisait le service, remplissant les verres au fur et à mesure qu’on en appréciait le contenu.
– Idéalement, en régates, on est quatre sur ce type de voilier. Il y avait toujours des amis de la haute avec lui, mais qui connaissaient sacrément bien leur boulot à bord, des Genevois.
La mémoire semblait revenir à Parisod.
– C’était fin juin, en 2003. Il descendait à la Nautique de Genève pour les régates de la Semaine de la
Voile. Première semaine de juillet.
C’est bien ça ?
– Peut-être, fit Cordey. J’ai pas trop de détails.
– C’est bien ça, confirma Affolter. Il gagnait souvent. J’aurais bien aimé être le quatrième homme à Genève. Et puis, naviguer avec lui, c’était le grand chic.
– Oui ? releva Cordey.
– Lui c’était un puriste. Il ne naviguait qu’à la voile, même pour descendre au Bol.
– Mais pourquoi le grand chic ? C’est lié au moteur ?
– Sans moteur c’est plus hasardeux, plus long le plus souvent. On peut prévoir une étape à mi-chemin. Sur l’eau il oubliait tout son monde. Tout ça m’a d’ailleurs bien étonné. Chic parce que ses amis de Genève réglaient absolument tout. Tout !
– Quand on convoie un voilier pour une régate, expliqua Parisod, le but c’est d’arriver à une heure précise. Au moteur, on a une heure de départ et une heure d’arrivée. A la voile, on n’est jamais sûr de rien. Les vents tournent ou tombent, tu vois comment ?
Cordey leva la tête, l’air de questionner.
– Rien, enfin, presque rien, dit-il comme on l’interrogeait.
– Il barrait bien. Très bien même, conclut le vigneron. Ça nous a tous beaucoup étonné. Taper une digue…
A SUIVRE…