Toucan 5 – Le disparu de Lutry
XXXVI, jeudi 7 août 2014
Un roman de Christian Dick
Il y a sur la côte du Massachusetts, dans le comté d’Essex, une jolie localité du nom de Marblehead, à quelque vingt-cinq kilomètres au nord de Boston. On y compte cinq prestigieux yacht clubs pour une population d’environ vingt mille âmes. C’est à mille quatre cents kilomètres de Milwaukee à vol d’oiseau.
– Face à la presqu’île du Neck, décrivit Lawson, il y a un bar qui donne sur la baie, le Landing Pub. C’est aussi un restaurant avec une jolie terrasse. J’aime cet endroit. C’est là que nous allons.
Amanda, Cordey et Parisod se consultèrent du regard. Au point où ils en étaient… Même le vigneron, à qui les vignes et le lac manquaient, approuva. Le personnage plus que les différents endroits de cette drôle de quête le passionnait. Il s’absenta un moment pour téléphoner. Les effeuilles, sans doute.
Lawson se fit expliquer leur enquête. Il avait pressenti la guitare. C’était le seul lien, qui démontrait aussi que lorsqu’on part, il valait mieux ne rien emporter. On finissait toujours par laisser un indice. Il annonça pour finir qu’il prendrait trois billets du vol de 11h53 pour Boston puis il régla les consommations. Rendez-vous fut pris pour le lendemain à l’aéroport.
Cordey le regarda s’en aller, avec sa longue mine dégingandée, sans se retourner. Amanda resta dans le vague. Peut-être aurait-elle accepté un bout de cet homme dans sa vie, dans une autre vie… Elle aussi. Parisod le regarda disparaître, encore plus longuement sans doute.
XXXVII, vendredi 8 août 2014
Ils prirent un copieux déjeuner à l’hôtel puis le taxi pour rejoindre l’aéroport où les attendait Peter Lawson. Après un vol sans encombres avec escale à Chicago, ils atterrirent à Boston à 16h41. Ils marchèrent quelques minutes jusqu’à un parking. La voiture, une ancienne Buick Riviera noire que Lawson conduisait avec douceur, les conduisit en silence à Marblehead.
– Où allons-nous? demanda Cordey.
– D’abord à votre hôtel, répondit Lawson. On ira boire un verre ensuite. Ça vous plaira.
Ils prirent possession de leur chambre dans une sorte de grand Inn à la sortie de la localité, dans le style le plus pur de la Nouvelle Angleterre: terrasse ombragée à colonnes, façades en bois peintes en blanc, volets de couleur et toit pentu. Lawson les attendit poliment au bar.
Lorsqu’ils furent tous réunis, la Buick reprit la route en silence et s’arrêta quelques minutes plus tard sur un parking, face à un bâtiment surmonté d’un toit à deux pans, entre les deux enseignes «pub» et «dining».
– Quoi de neuf? demanda le tenancier du Landing, un homme d’une trentaine d’années venu accueillir Lawson. Quelque chose ce soir?
– Un verre avec des amis. Une assiette plus tard.
Ils s’installèrent dans la partie bar autour d’une haute table ronde. Il pouvait être 20h. En observateur avisé, Cordey aurait juré avoir observé un clin d’oeil.
Le bâtiment posé au sommet d’un mur tombait dans l’eau du port. Ses façades percées de fenêtres à carreaux étaient faites de bardeaux. Un toit à deux pans sans avant-toits couvrait le tout. Sur le devant, une jolie terrasse offrait une vue magnifique sur le port. Le style à l’intérieur était conforme à ce qu’on en attendait. Comptoir surmonté de verres têtes en bas, télévision allumée sur un match de base-ball, tables hautes entourées de tabourets élevés à dossiers.
Installés sur ces longs sièges, un verre de bière posé devant eux, ils semblaient tous attendre. Lawson prit enfin la parole.
– Mes habitudes sont celles que j’aurais aimé avoir eues à l’époque. Ce n’était pas possible, tout simplement.
– Un homme dans votre situation ne pouvait-il pas changer quelques habitudes ou s’en accommoder? questionna Amanda.
– Ce n’est pas si simple. On appartient tous à une idée, on fait tous partie d’un schéma.
– Un schéma n’est-il pas le même où qu’on soit?
– Pas tout à fait, lui répondit Peter. L’angle et la perspective changent. Si vous cachez une clé, c’est une porte que vous avez fermée. Si vous trouvez une clé, c’est qu’une porte demande à être ouverte. N’est-ce pas ce que nous souhaitons tous?
– Sans doute, admit Amanda, mais encore faut-il la trouver, cette clé?
– En effet. Je viens régulièrement depuis 1972. Concert après concert, ça laisse un peu d’argent.
– Vous avez acheté? demanda Parisod.
– Oui, durant la crise, il y a bientôt trente ans. Comme partout, l’affaire se fait à l’achat, pas à la vente.
– Comme à la vigne, fit Parisod, si les coûts d’exploitation sont bas, on survit aux mauvaises années.
Décidément, le vigneron lui plaisait de plus en plus. Ils s’étaient bien côtoyés, sur l’eau à l’époque, mais sans s’être connus. Parisod apprécierait aussi ce genre de vie. Mais au conditionnel. Il aimait trop ses vignes, son lac et son pays. Un serveur revint avec une carte et précéda le groupe à une table ronde, côté restaurant. Ils se firent recommander un plat au homard et Parisod commanda une bouteille de chardonnay de Californie qu’il dégusta et approuva.
Après le repas, le temps fut comme suspendu. Le patron appela Peter et lui murmura discrètement quelques mots à l’oreille. Celui-ci se leva, s’en alla en s’excusant puis revint pour occuper un coin de la salle, une guitare en bandoulière qu’il brancha à l’ampli. Le patron annonça au micro une formation locale. Trois musiciens arrivèrent pour l’accompagner, un à la percussion, l’autre à la basse, le dernier au clavier.
– C’est bien monté! approuva Amanda en silence, pour elle-même.
Parisod posa son verre. On joua quelques morceaux de sa jeunesse, de ces morceaux où il avait rêvé qu’allait durer l’amour, celui de toujours et d’un été, Olga.
– J’y crois pas, murmura-t-il.
Puis passa une chanson de Neil Young, Word, de 1972… encore. Peter partit sur une envolée qui lui arracha quelques frissons. Aux tables voisines, les convives s’étaient retournés. Amanda avait posé sa main sur le bras de Cordey. A la fin du morceau, deux ou trois clients s’étaient levés pour applaudir. Cordey, qui n’y connaissait rien, éprouva un étrange sentiment de curiosité. Où cela les mèneraient-ils?
Il sentait pourtant que ce moment, que ce modeste moment au milieu d’un restaurant somme toute assez banal le dépassait complètement, que le public était saisi. Il se passait quelque chose. Certains finiraient bien par se dire que ce ne pouvait pas qu’être un modeste musicien local.
Au morceau suivant, des Moody Blues, tout le monde avait cessé de manger. Parisod n’y croyait pas. C’était la guitare! Cette guitare unique d’une commande spéciale. Oui, celle à côté de laquelle la police était passée, qu’ils n’avaient pas vue mais que Corina avait décrite en épluchant la facture. Ça resterait dans sa vie comme… comme quoi? Peu lui importait, ça resterait. Il s’était levé, avait levé son verre de vin en direction des musiciens, comme pour trinquer à distance. On l’observait. Peter lui rendit son attention par un geste de la tête et un sourire. On le regardait, lui, Parisod qu’on remarquait d’habitude à peine. Il n’y croyait pas.
Ça resterait un événement dans sa vie. Il se rappellerait ce concert, cette prestation dans le pub d’une petite ville du nord-est des Etats-Unis. Voilà, il lui avait mis un nom: le mythe absolu du guitariste. Tout le monde s’était levé. Peter avait fait son métier. Propre et net, à la suisse. On applaudit, les musiciens posèrent leur instrument. Le groupe s’installa au bar, Peter reprit sa place, traversant le restaurant sous le regard et le sourire de l’assistance, à travers des mains tendues, des bras en travers qui cherchaient un geste, un contact.
– Une autre bouteille? demanda-t-il en s’asseyant. Ça vous a donné soif?
Les larmes aux yeux, Parisod ne disait rien. Il ne savait quoi dire, peut-être en lui-même un «j’y crois pas». Lawson le regarda, entoura ses épaules de son bras et lui dit:
– C’est comme ça, vieux. Les choses vont et viennent. Quand elles arrivent, c’est bien. Il faut y croire. Elles finissent toujours par arriver. Et quand elles s’en vont, croire, espérer et attendre qu’elles reviennent.
– J’y crois toujours pas.
A SUIVRE…