Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
L’entretien se déroula en anglais. On traduira, comme précédemment, pour la facilité de la lecture et la compréhension du texte.
– Je suis content de faire votre connaissance, fit Cordey. Pouvons-nous parler franchement ?
L’homme regarda le policier. Celui-ci, à son tour, fit signe à Cordey de poursuivre. Cordey comprit alors que chacune de ses questions serait soumise à la censure du policier.
– Nous sommes ici à la demande d’une dame, Marie-Jasmine Morerod. Vous la connaissez ?
– Oui.
C’était un oui clair et franc.
– Poursuivez, fit-il.
– Bien. Merci de votre franchise. Elle m’a prié de vous retrouver. Vous devinez pourquoi ?
– Oui. Comment va-t-elle ?
– Je crois qu’elle apprécierait de savoir comment vous, vous allez. Si vous êtes en vie, peut-être aussi le pourquoi de votre disparition et de cet interminable silence.
– Vous devez comprendre que je suis parti et ne reviendrai pas. On ne résume pas toute une vie, ses choix, en quelques minutes, assis autour d’une table entre gens qui ne se connaissent pas, sous contrôle policier.
– En un peu plus d’un mois, nous sommes partis de rien et vous avons trouvé. Mme Morerod aura seulement attendu onze ans. A cette heure, elle est toujours sans nouvelles. Elle vous croit vivant. Contrairement à votre épouse.
– Pourquoi ne tire-t-elle pas un trait ?
– Parce qu’apparemment elle tient toujours à vous, lui répondit Cordey.
Morrens regarda longuement Cordey, puis Amanda et Parisod.
– J’imagine que votre parcours vous a conduit de Lutry à Versoix et de la Nautique à Vésenaz.
– En effet.
– Je crois qu’il n’y a plus rien à ajouter. Je regrette.
– Mais peut-être prendrez-vous la peine de réfléchir, demanda Cordey ?
– J’y penserai.
– Peut-on y compter ? Vous savez, c’est une longue histoire que celle qui nous amène. Pour ceux qui sont restés, ce serait bien qu’il y ait une explication.
– Il y a aussi des cicatrices qui aimeraient cicatriser, ajouta Amanda.
– J’y réfléchirai. Ce n’est pas une page que j’ai tournée, c’est la bibliothèque que j’ai mise aux enchères.
– C’est une drôle d’expression, fit Amanda.
– Oui. Mais elle reflète assez bien la situation. Tout a été adjugé. Et comme aux enchères, on assiste à la valeur des choses. On tourne ensuite le dos. Rien ne vous revient. Ça a été adjugé.
Il consulta du regard le policier. Celui-ci se leva et indiqua que l’entretien était terminé.
– On ne peut pas en rester là ! s’exclama Amanda. C’est juste inouï ! Il y a deux femmes qui veulent savoir, qui doivent savoir. On leur dit quoi ? Qu’il y a eu une mise ? Que vous avez réglé l’échute en emportant le solde ? Que votre ancienne vie est partie avec l’enchérisseur, donc au passé et à ceux qui sont restés ? Que c’est ainsi et que vous vous en fichez ? Non mais…
Amanda était en colère et la colère lui allait bien. Cordey ne la connaissait pas vraiment ainsi. Il était fier.
Le policier retint l’homme par le coude. Il trouverait bien que celui-ci réponde à la femme.
– Je vais réfléchir. Vraiment. Donnez-moi un numéro où je peux vous joindre.
L’agent de police les déposa à leur hôtel. Au moment d’ouvrir les portières, il saisit Cordey par la manche.
– Je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais votre homme s’appelle en toute légalité Peter Lawson.
XXXIV, lundi, mardi, mercredi, 4, 5 et 6 août 2014
Le temps passait lentement dans l’attente. Il y avait bien le musée Harley Davidson érigé à la gloire d’une légende motocycliste et d’autres curiosités comme le Milwaukee Fire Historical Society Ltd, le Milwaukee Art Museum et son architecture audacieuse, la mairie de briques rouges et les distilleries de bière. Amanda et Cordey s’offrirent du bon temps et visitèrent ce qu’il fallait avoir vu.
Parisod n’y parvenait pas. Il songeait à ses vignes, à son lac, au petit cercle des amis de Moratel, au verre de l’amitié et à son fameux calamin. Lui revenaient en mémoire ses collègues vignerons, ceux qu’il estimait, les appliqués, les artistes, les fameux, les connaisseurs, les inventifs, et les autres dont il évitait la compagnie, les paresseux, les suffisants, les dogmatiques ou les obstinés.
Des dictons trottaient dans sa tête. Il aimait bien celui-là : « Qui trop regarde quel vent vente, jamais ne sème ni ne plante. » Ou cet autre : « Qui trop écoute la météo navigue au bistro. » Il en riait tout seul. C’était tellement vrai ! Lui le vigneron, le navigateur, le vent, la météo, ça le connaissait. Et il aimait !
Il ne quitta pas l’hôtel, se connectait à la météo du lac Léman dont il appréciait, en connaisseur, les airs et leur incidence. Mardi, il fit une recherche sur Peter Lawson. Il y avait bien un peintre naïf, quelques têtes sympathiques, d’autres moins, des Blancs, des Noirs, des jeunes et des moins jeunes, des glabres et des barbus, quelques moustachus, mais personne qui aurait pu être Jacques Morrens. Bref, c’était comme sur les réseaux sociaux : une pure perte de temps ! Il prit encore la peine de rechercher sur « You Tube » le passage d’un musicien inconnu au festival. Comment sélectionner la bonne image sur les millions à disposition ?
Au bar voisin de l’hôtel où il avait rapidement fait la connaissance de la serveuse, il songea que cet homme avait bien négocié son virage, si ce n’eût été le fou et son obsession de la guitare, la confirmation des proches, un employé du Métropole révélant l’évocation d’un festival avec Lou Reed, quelques tubes significatifs joués sur l’eau, la bouteille de vin assurément pleine, la semaine secrète des séjours aux Etats-Unis, une cave discrète à Lutry où reposait une guitare d’exception, tout un cheminement sur les dates des régates à Genève et à Moratel, un groupe Band quelque chose côtoyé dans un bar à Chicago, un autre à Milwaukee entre deux morceaux de karaoké et une police locale efficace, notre Lawson serait resté un parfait inconnu, joueur virtuose de guitare électrique sans groupe, sans label et sans enregistrements, mais sollicité par les meilleurs. Il n’eût manqué qu’un seul de ces éléments, Cordey revoyait Mme Morerod, lui avouait son incapacité à résoudre l’affaire et la renvoyait définitivement à ses doutes.
Parisod songea aussi à cette incroyable succession de hasards. Il n’y croyait pas. Mais Cordey dont il était devenu l’ami était un obstiné. Ça lui plaisait, cette détermination, non à chercher, mais à trouver. A chercher, on ne trouve pas forcément. A vouloir trouver, on tutoie la réussite.
Il lui revint en mémoire ce dicton allemand : « Ce que je ne sais pas ne m’irrite pas. » Au pays, il savait parfaitement ce qu’il avait à faire : ses vignes, l’entretien des murs centenaires encrés dans les pentes raides de son vignoble, sa cave, ses amis, ses clients, son voilier, l’heure de l’apéro, il n’avait jamais eu le moindre doute. Les jours et les tâches s’enchaînaient. Il savait et se trouvait apaisé. Mais ici ?
– J’y crois pas, finit-il par dire comme la serveuse au décolleté vertigineux lui amenait une troisième bière.
– Une autre, s’il vous plaît, fit une voix derrière lui.
Parisod se retourna. Stupéfait, il contempla Lawson.
– Que faites-vous là ?
– Votre amie était plutôt insistante.
– Alors, cette bière, vous la prenez ? demanda la serveuse.
– Et comment ! Vous qui êtes guitariste, poursuivit le vigneron lorsque Lawson eut pris place, un peu comme moi mais en nettement mieux, avez-vous jamais joué en Suisse, au Paléo ou au Jazz de Montreux ?
– Peut-être le départ de toute cette histoire.
A SUIVRE…