Seul dans la nuit sur un chemin qui conduit vers demain…
Gérard Bourquenoud | Ce n’est pas l’histoire d’un loup qui erre dans la nature à la recherche de quoi se nourrir, mais celle d’un octogénaire qui vit tant bien que mal dans sa petite ferme délabrée par le temps. Un homme qui oublie son âge et ne compte plus les ans. En automne, il va en forêt et parle aux arbres rouillés. Il mange des baies sauvages et se réchauffe avec du bois mort. Personne n’a vu au moins une fois dans l’année une personne sur son palier. C’est le calme de la campagne, de jour comme de nuit, à l’image de son chat assis sur le bord de la fenêtre. Une fois par semaine, il se rend au village à pied faire ses emplettes et s’offrir trois décis au café du coin, après un détour par l’église et le cimetière où repose son épouse depuis une décennie. On m’avait parlé de cet homme un brin ermite et le hasard a voulu que je le rencontre un soir de décembre, à l’auberge villageoise. Il faisait déjà nuit et mes souliers crissaient sur la neige. Par curiosité, je suis entré. Du bois craquait dans le feu de la cheminée. Autour d’une table ronde, des gens de l’endroit conversaient sur la 13e rente AVS et la burka qui animait le débat. Avec des sourires épanouis, ils ont commandé une fondue. A l’arrivée du caquelon, tous se sont tournés vers l’octogénaire qui était accoudé à une autre table. L’un d’eux lui dit: «Il ne faut pas rester seul, venez avec nous Hyppolite! Que diable! Ce n’est pas tous les jours qu’on fête un anniversaire…! «Il aurait aimé se joindre à l’équipe, mais il a fait non de la tête. Et, comme l’aubergiste le connaissait, il lui proposa de partager ce mets national en leur compagnie. Il a encore dit non. A mon tour, je l’ai invité à prendre un verre avec moi. Non pour la troisième fois. Stupéfaction! Alors, j’ai compris que… Les «trois décis» qu’on s’accorde parfois à la pinte villageoise, ça redonne du moral. On a toujours dans sa bourse de quoi les payer. Mais la fondue, c’est une autre affaire, même si ça ferait plaisir de s’attabler avec les autres et d’y aller de son coup de fourchette
Hélas! Avec une petite rente AVS, sans caisse de retraite, on ne peut que rarement s’offrir un bon menu. Même pas à Noël! L’occasion était pourtant belle et chaleureuse, mais Hyppolite a une ligne de conduite dictée par son caractère: ne pas profiter de la générosité des autres, ni faire le mendiant. Il est parti sans dire un mot à personne, dans le silence de la nuit et de la neige qui tombait drue.