Se réjouir de la fin
Adrien Gygax / Editions Grasset
Monique Misiego. |. « Ma vie s’affaisse sous son propre poids. Si longue, si pleine, elle s’écroule tout doucement, se referme comme les ailes d’un oiseau épuisé par les vents. Elle n’en peut plus de durer, de s’étirer et de s’allonger. Je voudrais l’aider, la relever, la remettre sur ses pieds pour qu’elle continue, faire quelques pas avec elle, mais elle ne peut plus rien, je le vois bien. Je n’ai cessé de cueillir les joies partout où elles ont fleuri; celles qui viennent avec la sensibilité du corps, celles qui ne sont atteignables que par l’agilité de l’esprit, celles qui se cachent derrière la douleur, celles qu’il faut saisir au vol, celles qu’il faut récolter dans la boue, celles qu’il faut arracher à quatre mains, celles qu’il faut sécher d’une pluie de larmes, et toutes les autres. Ma vie est lourde de toutes ces joies et s’enfonce doucement dans le sol. C’est un sentiment fabuleux, une pesanteur follement agréable. La nature demande mon corps pour d’autres ouvrages et je n’ai rien à lui opposer, aucune force, aucune ambition, et bientôt plus aucun souffle. Je n’ai que quelques prières à lui soumettre. Je suis prêt, m’efface délicatement derrière l’éclat d’une dernière joie: celle de voir ma vie se terminer. Je m’en réjouis comme j’ai dû me réjouir de voir ma vie commencer. Je m’en réjouis comme d’une évidence absolue, et parce que je suis enfin conscient et certain, là, maintenant, de la joie inouïe qu’est la vie ».
Tels sont les mots du résident d’une maison de retraite qui nous raconte son histoire et ses bonheurs d’homme au crépuscule de sa vie. Hédoniste et mélancolique, il contemple les beautés et les douceurs qui l’entourent. Ce texte a été découvert dans les affaires personnelles d’un résident de maison de retraite. Son auteur, dont la famille souhaite conserver l’anonymat, l’aurait rédigé entre le 3 avril 2019, date de son entrée dans l’institution, et le 22 décembre, date de son décès. C’est lors d’un mandat professionnel à la Rozavère, EMS du nord de Lausanne, qu’Adrien Gygax décide de décrire dans un roman la vie des résidents, qui ne sont pas là simplement pour attendre la mort, mais qui ont eu une vie, qui ont des amis, des activités, qui y font parfois des rencontres amoureuses… Ce sont de petites situations ou points de vue très courts qui y sont racontés, de façon drôle et subtile, pas du tout dans la dramaturgie. On rit souvent dans ce livre. On s’attendrit aussi. J’ai même cru y voir quelqu’un que je connaissais… Un livre à mettre entre toutes les mains, qui vous fera rire, avec des situations que vous avez connues ou que vous connaissez. Un livre écrit par un jeune auteur de 30 ans, sur la vie d’un vieux de 90. Mélanger la jeunesse et la vieillesse a toujours débouché sur des échanges magnifiques et même si l’écrivain a tout inventé, il a su retranscrire avec efficacité, drôlerie et poésie les pensées profondes des pensionnaires de cet EMS. Vous l’aurez compris, j’ai adoré et je ne peux que vous le conseiller. Un petit bijou de 100 pages, à glisser dans le sac, à offrir à vos grands-parents, à lire dans le train… et vous verrez, vous vous surprendrez à sourire…