Opinion
La musique sans concert, défaillances et solutions
Jean-Yves Cavin, Co-directeur du Cully Jazz Festival | Dire que le monde de la culture est dans une situation difficile depuis bientôt un an relève de l’évidence et de l’euphémisme. Des grandes structures jusqu’aux indépendant-e-s, il n’y a pratiquement plus de rentrée d’argent. Tout cet écosystème d’acteurs interdépendants n’est maintenu à flot que grâce à des aides, que ce soit des RHT, des APG, des subventions ou des indemnisations spéciales. L’interdiction des rassemblements et la fermeture des lieux de production concerne évidemment les personnes qui y sont employées, mais également les externes qui en dépendent. Le modèle économique pratiqué depuis quelques années a clairement montré son impossibilité à répondre aux problèmes amenés par la pandémie. Pour les artistes actifs en musique en particulier, le tournant s’est concrétisé avec l’avènement des plateformes de streaming. La musique enregistrée, qui était une recette, est devenue une dépense marketing pour faire des concerts. Cela a signifié une perte importante qu’il a fallu compenser avec une (sur)abondance d’offres de prestations, dans les salles de spectacles, les théâtres et les festivals, ici ou à l’étranger. En effet, la musique écoutée ou regardée en ligne sur les plateformes de streaming (par exemple Spotify, Youtube ou Facebook) ne rapporte pratiquement rien aux artistes, surtout s’ils ne sont connus «qu’à» l’échelle suisse. Sur Spotify, les 1% les plus connus captent 90% de l’argent. Ainsi, si dans un élan de solidarité, vous optez pour un abonnement payant à Spotify et vous écoutez en boucle de la musique d’artistes suisses, il n’y a probablement que quelques centimes qui finiront effectivement chez celles et ceux que vous pensez soutenir. L’essentiel ira chez les maisons de disque de rappeurs américains ou de chanteurs de reggaeton. Pour les plateformes de diffusion de contenu vidéos comme Youtube ou Facebook, le résultat est encore pire. L’argent des publicités reste principalement chez les diffuseurs et le retour sur investissement pour les artistes n’est atteint qu’après plusieurs millions de vues. Autant dire pratiquement personne dans notre pays. Comme les salles sont fermées, pourquoi ne pas investir dans les concerts en ligne pour compenser les pertes? Ce concept bute sur deux écueils. D’une part, les gens qui dépensent 50 francs pour un billet de concert «en vrai» sont prêt à payer jusqu’à 5 francs pour la même prestation en ligne. On voit donc le problème d’échelle si tout le monde s’y met. D’autre part, une étude récente de l’Office fédéral de la culture a montré que la prestation musicale ne compte que pour 15% des raisons qui nous font aller voir et aimer un concert. En ligne, on enlève ces 85% (sortir de chez soi, voir du monde, boire un verre au bar, etc.). La transition numérique n’a pas de solution pour remplacer le bonheur de se retrouver entre êtres humains au même endroit et partager une expérience collective. Pour vraiment soutenir les musiciennes et musiciens en Suisse en cette période sans concert, il existe quand même des moyens efficaces et concrets. D’abord, acheter la musique directement auprès des artistes, sous forme de CD, vinyle ou fichiers sur Bandcamp. Ensuite, regarder vers les multiples initiatives de concerts en ligne payants qui fleurissent depuis mars dernier. Par exemple, la violoncelliste Sara Oswald s’est fait une spécialité de ces mini-concerts via Skype. Enfin, soutenir une grande quantité d’artistes et de technicien-ne-s d’un coup comme le fait le «festival» Ghost (ghost-festival.ch) qui n’aura pas lieu aujourd’hui. Des tickets sont vendus pour des non-concerts et pratiquement 100% de l’argent perçu est reversé à près de 1300 personnes actives dans le monde du spectacle. Et lorsque la pandémie sera derrière nous d’une manière ou d’une autre, nous retournerons voir des spectacles et continuerons à payer le prix juste pour la musique enregistrée. Ce que ni les multinationales actives dans le domaine du streaming ni le grand public ne semblent prêts à accepter.