Mézières, Théâtre du Jorat – Les cent langages de l’amour
La Réunification des deux Corées

Joël Pommerat revient à Mézières deux ans après Cendrillon pour clôturer la saison 2025 du Théâtre du Jorat. Au programme, une dissection en bonne et due forme du processus amoureux, de ses joies comme de ses peines, bercé par l’écriture pleine de verve, de tendresse et de cruauté de celui qui est probablement l’un des dramaturges contemporains les plus intrigants.
Dans son livre Comme un roman, Daniel Pennac évoque sa lecture de Guerre et Paix de Léon Tolstoï comme une illustration du droit qu’il considère élémentaire pour le lecteur de sauter des pages. Il y décrit notamment la façon dont il passe allégrement au-dessus de passages entiers pour se concentrer sur l’arc narratif qui l’intéresse le plus : l’histoire d’amour entre Natacha Rostov et Pierre Bézoukhov. Et, de fait, rares ou misanthropes seraient ceux qui s’amuseraient au contraire à sauter toutes les mentions de cette idylle pour se concentrer sur les interminables descriptions des réformes agraires dans la Russie du XIXe siècle.
Il faut reconnaître que de tout temps, les histoires d’amour ont fasciné, tant dans leur mise en place que dans leur destruction. D’Abélard et Héloïse à Kanye West et Kim Kardashian, de Ross et Rachel à Rimbaud et Verlaine, il semble que l’histoire ne soit qu’une successions d’amours tragiques dont se délecte un public de tout âge et de tous horizons. A se demander ce qui, dans ces récits qui tous se ressemblent, fascine tant. Est-ce la puissance du sentiment amoureux dans ce qu’il peut avoir d’aussi enivrant que déchirant qui crée chez le lecteur moyen cette soif de se repaître de l’amour des autres ? Est-ce la mise en procuration de rêves, de désirs et de fantasmes jamais assouvis ? Ou est-ce simplement la curiosité potentiellement malsaine de supposer l’autre dans l’intimité de ses pensées et de son lit ?
Ces questions, Joël Pommerat a dû se les poser au moment d’écrire La Réunification des Deux Corées, que présentera la Compagnie Louis Brouillard en clôture de saison du Théâtre du Jorat ces 3 et 4 octobre. La troupe du dramaturge et metteur en scène français retrouvera les planches de la Grange Sublime, deux ans après l’avoir déjà enchanté de son Cendrillon, autre histoire d’amour on ne peut plus marquante.
La Réunification des deux Corées. Voilà un titre qui invite de prime abord davantage à la géopolitique qu’à la passion amoureuse. Pourtant, la pièce de Pommerat ne cite pas une fois le nom de Kim Jong-Un. La vision de ces deux ennemis irréconciliables est ici purement allégorique, comme une représentation de ce que sont parfois ces intenses mélanges d’amour et de haine. Une représentation de l’amour que Pommerat, inspiré par la structure de La Ronde d’Arthur Schnitzler, nous propose sous la forme de dix tableaux déclinés autour d’autant de sous-thématiques. Divorce, ménage, séparation, mariage, mort, philtre, attente, enfants, mémoire et l’amour ne suffit pas, ainsi se dénomment ces dix parties qui évoquent ensemble les hauts et les bas de l’état amoureux.
Le spectateur pourra craindre au regard de ce descriptif de se trouver confronté une nouvelle fois aux mêmes arcs narratifs et renâclera peut-être à sortir de chez lui un vendredi soir pour assister à ce qu’il peut voir assis dans son canapé sous toutes les déclinaisons netflixienne. Ce serait pourtant se fourvoyer que de penser que n’importe quelle comédie romantique serait à mettre sur le même plan que La Réunification des deux Corées. Car Joël Pommerat n’est pas n’importe quel dramaturge de série B. Il y a dans son travail, toute une réflexion sur ce qu’est, pourrait et devrait être la représentation théâtrale. En témoigne le dispositif scénique tout à fait propre à cette pièce que nous laisserons le soin aux curieux d’aller découvrir derrière les murs de bois du Théâtre du Jorat. C’est aussi une recherche de la parole parfaite, qui porte Pommerat à faire évoluer sa pièce dans une forme d’écriture de plateau qui le fait dialoguer en permanence avec ses acteurs et actrices. Face à ce langage complexe qu’est celui de l’amour, quoi de plus précieux que la mise en mots, en voix, en espace et en scène de ce sentiment qui sait nous traverser tout en nous échappant ?