Les «tableaux photographiques» de Jan Groover

Au Musée de l’Elysée, jusqu’au 5 janvier 2020
Pierre Jeanneret | Jan Groover (1943-2012) était aux antipodes de la photographie documentaire et de journalisme, telle que la pratiquaient par exemple Robert Capa et sa compagne Gerda Taro pendant la guerre d’Espagne. Elle se réclamait du formalisme pur et disait même boycotter Life Magazine.
L’artiste a eu d’abord une formation de peintre abstraite, qu’elle abandonnera complètement au début des années 1970 pour se consacrer à la photo. Néanmoins, cette activité picturale a profondément orienté ses choix esthétiques. Pendant toute sa vie de couple, elle a bénéficié de l’appui de son mari Bruce Boice, qui a légué son fonds de quelque 11’000 pièces au Musée de l’Elysée.
Jan Groover s’est surtout consacrée à la nature morte, en noir-blanc ou en couleurs. Ce sont de très savantes compositions, qui peuvent faire penser à la peinture hollandaise. Elle juxtapose des objets très divers: champignons, coquillages, feuillages, couteaux et autres ustensiles de cuisine, c’est pourquoi on a pu parler de Kitchen Still Lives. Par ce choc de réalités différentes, elle est proche de l’esprit surréaliste. Mais parfois aussi, ses travaux sont d’une grande unité et d’une extrême sobriété: ainsi lorsqu’elle agence de petits vases uniformément blancs de toutes formes. Là est sa différence avec les natures mortes du peintre Chardin, qui tendent à reproduire la structure même de la matière. Les compositions de Jan Groover sont volontairement froides, «objectives». Elles se rapprochent de la peinture de Giorgio Morandi, dont elle cite d’ailleurs le nom dans l’une des interviews vidéo qui la montrent au travail et sont visibles dans l’exposition. Et c’est esthétiquement superbe! Nous songeons particulièrement à cette photo où l’on voit un plan de travail blanc, un couteau de cuisine, des fruits et une tulipe savamment mis en scène. Elle savait aussi jouer des couleurs, avec de subtils jeux de rouges ou de verts.
En 1979, Jan Groover redécouvre le procédé du platine, inventé en 1873 mais tombé en désuétude. Celui-ci tire la photographie vers le brun et la «réchauffe». Elle l’utilise pour montrer des paysages urbains: ponts et bâtiments souvent déglingués. En cela elle fait aussi, à son insu, un travail documentaire… Elle photographie aussi des corps humains, avec des jeux de pieds, de mains, toujours très construits.
Après l’élection du candidat républicain George H. W. Bush, Jan Groover et son mari quittent les Etats-Unis en 1991 et s’établissent en France, dans le Périgord, où son studio regorge d’objets qu’elle va mettre en scène. Là, elle utilise une chambre photographique dite «de banquet» (en référence, par exemple, au large tableau La Cène de Léonard de Vinci). Grâce à ces formats panoramiques, elle peut multiplier les objets, souvent sans rapport entre eux.
Jan Groover et Bruce Boice – qui livre en vidéo un témoignage pertinent et émouvant sur son épouse disparue – ont aussi été des collectionneurs de photographies, anciennes ou contemporaines. Une salle leur est consacrée.
Même si l’on est plus intéressé par la photographie d’actualité, portant témoignage, telle cette prise de vue mondialement connue d’une petite Vietnamienne nue et brûlée par le napalm fuyant sur une route en 1972, on ne peut qu’admirer le travail «pictural» de Jan Groover, dont les œuvres atteignent une grande beauté esthétique.
«Jan Groover. Laboratoire des formes»,
Lausanne, Musée de l’Elysée, jusqu’au 5 janvier 2020.
Jusqu’à l’ouverture du nouveau Musée de la photographie, à côté de la gare, qui marquera la fermeture de l’Elysée, l’entrée est gratuite!

Jan Groover, sans titre, 1985
© Musée de l’Elysée Lausanne_Fonds Jan Groover

Jan Groover, sans titre, ca. 1977
© Musée de l’Elysée Lausanne – Fonds Jan Groover

Jan Groover, sans titre, ca. 1994
© Musée de l’Elysée Lausanne – Fonds Jan Groover