Les classiques de la littérature – Le Joueur d’échecs, Stefan Zweig
L’échiquier de l’esprit, un duel contre sa propre folie

D’autant plus vicieuse et destructrice, la violence psychique, bien que moins visible que la violence physique, n’en est que plus redoutable. C’est entre autres de cette arme impitoyable que les oppresseurs ont usé en temps de guerre, et de la folie qui en découle, qui seront au cœur de la réflexion de Stefan Zweig dans sa nouvelle « Le Joueur d’échecs ».
Né en 1881 à Vienne, l’auteur juif quitte l’Europe pour aller s’installer au Brésil afin d’échapper à la montée des régimes totalitaires. Mais l’isolement et le désespoir face à un monde qui s’effondre le rattrapent malgré lui et il ne parvient pas à surmonter les blessures de son passé douloureux. Publié en 1943, un an après son suicide, ce récit est-il le reflet de sa propre souffrance ?
L’histoire se déroule au début des années 1940, sur un paquebot reliant New York à Buenos Aires. Le narrateur fera alors la connaissance de deux passagers particuliers. Il rencontre tout d’abord Mirko Czentovic, champion du monde d’échecs, antipathique et froid et dont le talent n’est qu’automatique et sans aucune réflexion véritable. C’est lors d’une partie d’échecs organisée afin de tenter de vaincre le champion que le narrateur fait la connaissance d’un deuxième passager d’autant plus intriguant : Monsieur B, grâce à qui les voyageurs réussirent à tenir tête à l’invincible Czentovic.
Le narrateur interrogea ce passager énigmatique et celui-ci finit par raconter son passé douloureux et marquant. Cet avocat autrichien fut emprisonné par les nazis et soumis à un isolement total afin qu’il finisse par céder et dévoiler les informations recherchées. Pour survivre mentalement à la torture psychique de l’enfermement, il vole un manuel d’échecs et rejoue sans cesse des parties contre lui-même dans son esprit. Mais cette échappatoire, tentative de résistance, le fera néanmoins sombrer dans une folie autodestructrice. Ces deux antagonistes s’affrontent dans une partie d’échecs dont la symbolique va bien au-delà du simple échiquier.
En quelques pages, Zweig nous transporte dans un univers où toute foi en l’humanité semble anéantie. Ce texte mêle à la fois une dimension historique en dénonçant les atrocités de cette époque, et une approche psychologique en faisant ressortir la fragilité de l’esprit humain face aux situations extrêmes. La dualité des deux personnages, Czentovic, symbolisant la froideur et l’inhumanité machinale face à l’intellect et sensible Monsieur B, leur duel et la réflexion profonde qui en résulte restreint dans l’espace d’un plateau de jeu, font ressortir avec force l’anéantissement psychologique de l’isolement imposé par des oppresseurs dénués d’humanité. Mais l’auteur va plus loin, en proposant une réflexion plus poussée mettant en avant la difficulté de résilience face au traumatisme et à l’illusion des échappatoires. Il fait réfléchir non seulement sur le pouvoir destructeur de l’isolement mais également celui des refuges qui deviennent des addictions. Il met en garde contre les obsessions et leurs dangers insoupçonnés. Les solutions à court terme qui soulagent malgré tout sur le moment, peuvent finalement être celles qui feront plonger dans une folie bien plus durable.
L’analyse subtile de la tournure opposée que prend le jeu pour ces deux personnages est racontée par Zweig avec une grande maîtrise et finesse que ce soit dans les mots ou dans l’exploration mentale de ces personnages symbolisant les figures d’oppression et de victimes de son époque.
Ce qui rend son récit d’autant plus poignant est de sentir dans sa plume l’introspection d’un écrivain accablé par son propre isolement, sa solitude et son sentiment de défaite face à la souffrance et à la désillusion de l’humanité. Reflétant le désespoir de Zweig, « Le Joueur d’échecs » qui deviendra un classique de la littérature, mettra à la fois un point final à son œuvre et à sa propre défaite face à la vie.