Les chars de l’espoir: de Vevey à Chabag – Les raisons d’une émigration vaudoise en 1822
Jean-Gabriel Linder | Au début du 19e siècle, des Vaudois s’installent à Chabag, non loin d’Odessa sur la mer Noire, pour y cultiver la vigne, avec l’agrément du tsar Alexandre Ier de Russie. Dans le cadre du Chabag Festival 2016, conjointement avec l’Association du Vieux Lavaux, en présence d’un public venu nombreux le 10 novembre dernier, le professeur Jean-Pierre Bastian a évoqué les causes du départ de vignerons vaudois vers la lointaine Bessarabie entre la rivière Prout à l’ouest et le fleuve Dniestr à l’est, bordée par la mer Noire au sud et le port d’Odessa. Le 19 juillet 1822, sous la conduite du régent veveysan Louis-Vincent Tardent, également cultivateur botaniste, quatre chars bâchés de toile cirée, lourdement chargés de matériel et de familles notamment de Chexbres et de Rivaz, commencent un voyage de 2500 kilomètres qui va durer trois mois, jusqu’à Akerman et Chabag.
Le Journal de voyage de François-David Noir (un Lausannois de 16 ans au moment du départ) rapporte au jour le jour ce périple de 27 personnes dont 13 enfants, certains en bas âge, à travers l’Europe centrale par Vienne et le sud de la Pologne: c’est la découverte de populations inconnues, de juifs, de Grecs fuyant leur pays envahi par les Turcs; ce sont les incidents de la route souvent chaotique – roues et essieux cassés, larcins, voire méfiance suscitée auprès des autochtones par ces Komödianten, autrement dit «vagabonds» suisses!
Pourtant, comme le rapporte Jean-Pierre Bastian, qui a préfacé et commenté ledit journal (éditions Cabédita, 2016), ce mythe migratoire, aussi évoqué par Olivier Grivat au Chabag Festival 2010 (Les vignerons suisses du tsar, éditions Ketty & Alexandre, 1993), n’a rien d’une émigration due aux seuls malheurs de ce temps, les guerres napoléoniennes et la famine de 1816-1817. Odessa, en effet, ville libre et port franc depuis 1817, apparaît alors comme un eldorado; elle attire des investisseurs, connaît une croissance considérable et devient cosmopolite – on y dénombre notamment déjà 42 maisons suisses; c’est une ville pionnière.
François-David Noir, d’origine modeste, en avait donc fait son rêve. Louis-Vincent Tardent, quant à lui, à l’aise comme son épouse Uranie en langue allemande, et fort de ses réseaux et de l’appui de Frédéric-César de La Harpe, l’ancien précepteur du tsar Alexandre Ier, va s’affirmer comme le chef incontesté de cette colonie vaudoise à qui le tsar octroie 36’000 poses (ancienne unité agraire: pose vaudoise, environ 4500 m2) de terre à faire fructifier en vignoble, selon sa politique de peuplement occidental. Pour pourvoir au voyage comme pour s’établir à Chabag et y planter de la vigne, les vignerons vaudois ont vendu tous leurs biens de Lavaux. S’agissait-il d’une utopie? Tardent aurait voulu créer Helvetianopolis… question encore ouverte. On se référera aussi avec profit à la monographie Chabag, Schweizer Kolonie am Schwarzen Meer de Heidi Gander-Wolf (éditions Multi-office, 1974).
Cette manifestation a été l’occasion de nouvelles retrouvailles de survivants chabiens, dont Gertrud, «Trudi», Forney-Zwicky qui quitta Chabag à l’âge de huit ans, et de descendants des «vignerons vaudois du tsar» – le tout agrémenté par de la musique suisse d’époque avec le trio Follaton (en fait, deux musiciens ce soir-là) et par des chants populaires russes martiaux et des danses du Cercle cosaque, une famille de musiciens descendants de Cosaques.