Le disparu de Moratel
L’ordinateur était sur son bureau. La Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud, communément appelée heig-vd, avait donc rendu l’ordinateur de Jolle après en avoir déverrouillé les accès, sorti les caches, imprimé les mails et restauré les documents effacés. Du beau travail. Delisle, aidé d’un stagiaire, avait ensuite travaillé dessus et l’avait finalement déposé sur le bureau de Cordier.
Cordier alluma la bécane. La Terre est ronde depuis 17 milliards d’années. On l’a su et on l’a oublié; on l’a redécouvert et c’est un fait acquis. Les choses font leur chemin. Les jeunes du centre de haute formation du Nord vaudois étaient sans doute des prodiges pour percer les codes, lever les entraves, révéler le contenu d’éléments effacés, comme Delisle qui y avait été étudiant, mais pour chercher dans le cœur des gens, il fallait avoir été à l’école de la vie. Cordier allait, lui, tout reprendre à zéro.
Il prit un feuillet où il inscrivit:
a) Patricia Augsburg;
b) engagement à des causes;
c) les enfants et leur père;
d) Jenni.
C’était un Mac. Il créa deux nouveaux dossiers qui apparurent à l’écran, qu’il nomma «Avant» et «Après». Il sélectionna tous les fichiers, existants et annulés, les bascula dans «Avant», les ouvrit tous et les rangea par nom, selon un ordre alphabétique. Dès qu’un fichier était lu, il le refermait et le déplaçait dans «Après». Rien ne pouvait donc lui échapper. A vingt et une heures, il avait lu quantité de lettres, de rapports, de notes, d’extraits de compte, de journaux comptables, des lignes et des pages sans relation apparente avec une disparition, des mails de clubs nautiques ou de navigateurs dont il s’était fait des amis, des rapports et des pages contre ou en faveur de mouvements ou de faits de société.
– Incroyable la somme de documents que peut contenir un ordinateur, songea-t-il après avoir bouclé la lettre d.
Il fit une pause, prit sa voiture et se rendit à l’auberge du Centre, à quelques centaines de mètres de son lieu de travail, au nord de Lausanne, où il prit son repas du soir. Il retourna ensuite au travail, une bière sur le bureau, et, vers minuit, n’avait pris connaissance que d’une fraction des fichiers que contenait l’ordinateur. Il avait terminé la lettre g et décida de rentrer. La journée du lendemain risquait d’être longue.
Il finit sa bière en songeant à l’époque où une enquête durait le temps qu’il fallait. C’était une autre manière de faire, pas comparable. Alors, on se comprenait. Cette enquête le ramenait au temps où un prévenu parlait la même langue, ne crachait pas au visage, ne mordait pas, n’évoquait pas le racisme pour se soustraire à son délit, ne demandait pas un avocat avant même qu’une procédure soit ouverte.
Il n’éteignit pas l’ordinateur, par crainte de perdre les fichiers dans le labyrinthe des circuits, et se leva lentement. Il savait désormais qu’il n’abandonnerait pas cette affaire, qu’il s’y livrerait à temps perdu, qu’il se rendrait le dimanche au Cercle et qu’un habitué finirait par lâcher le morceau. Il tiendrait la promesse faite à Alex et Amanda. Alexandra avait raison. Parisod aussi. Un canot à moteur en bois, un canot foncé qui se distingue des bateaux blancs actuels ne pouvait passer inaperçu. Quelqu’un savait, quelqu’un qui ne ragerait pas, ne hurlerait pas, ne cracherait pas, quelqu’un qu’il fallait lever comme un lièvre, comme au bon vieux temps de ses débuts.
De retour chez lui, il alluma la télévision qui lui livra une série policière américaine. Les enquêteurs y étaient efficaces. A New York, on savait y faire, songea l’inspecteur, et on avait tout résolu en quarante-cinq minutes, façon de dire… Il se servit un verre de rouge et s’installa dans son fauteuil préféré où il ne tarda pas à s’endormir.
Il se réveilla le lendemain, samedi, vers neuf heures et se leva aussitôt. Juste s’il prit la peine de faire une petite toilette. Au bureau, il croisa des collègues, échangea quelques paroles sur les affaires en cours et se servit un café. Vers dix heures, il avait transféré une vingtaine de dossiers des lettres g à l, de «Avant» à «Après». A la lettre m, il ouvrit «Manuscrit». C’était un dossier qui ouvrait à son tour plusieurs fichiers.
Cordier eut son attention éveillée. Il sentait qu’il tenait enfin quelque chose. Il ne savait quoi, ni même s’il en comprenait la substance. Il ouvrit donc les cinq sous-fichiers nommés «livre», «personnages», «lieux», «plan» et «à développer» qui se superposèrent à l’écran.
– Il écrivait un livre! se dit Cordier. Voilà!
Il imprima la vingtaine de pages des cinq différents fichiers et les emporta.
A suivre…