Le disparu de Moratel
Cordier voyait bien qu’il y distinguait à peine, mais qu’elle avait raison. Pourtant, Octave Cruchet s’était expliqué, et les baigneuses n’avaient jamais prétendu avoir vu le canot près de la rive. Auraient-elles dû?
– Voilà ce qu’on voit, tout autour. Des cyclistes, des vignerons, des promeneurs, des livreurs, des automobilistes, des passagers ferroviaires, et si ça se trouve il y a même ce détestable ULM.
– Un ULM?
– Un prototype qui décolle des hauts, qui n’avance pas et dont vous avez le bruit des heures durant sur vos têtes, par vent contraire. Ça fait du monde, non?
– Mais en ce moment il n’y a personne.
– En effet, admit Alex en souriant.
– Mais le risque est grand, n’est-ce pas, lorsqu’on organise un crime ou une disparition, qu’il y ait soudain du monde qu’on n’attendait pas.
– Mais oui. Mobilisez la presse. Ils ont déjà parlé de l’affaire. Qu’ils continuent! Quelqu’un finira par sortir du bois.
– Vous savez, rétorqua Cordier, on ne vous a pas vraiment attendue. Des policiers ont longé la rive. Ils ont interrogé le personnel aux effeuilles. Il n’y a pas d’affiches le long du parcours… c’est vrai. Mais pardonnez-moi d’être crû, nous n’avons rien. Est-il seulement décédé? L’y a-t-on aidé? S’est-il enfui? Car il n’est pas illégal de disparaître.
– Il n’est pas parti. Il m’aurait dit. Il m’aurait prise.
Cordier se retînt de lui tenir le même discours qu’à Parisod, celui des expressions corporelles qui changent. Elle y aurait été trop sensible. Ça aussi, il le savait. Il y avait toujours quelqu’un pour fabriquer tout l’amour d’un disparu. C’est ainsi. On chante bien mais déchante vite.
– Madame, fit doucement l’inspecteur, je comprends votre douleur et j’y compatis sincèrement. A défaut, nous croyons que M. Jolle est toujours en vie. Les recherches n’ont rien donné et je crois fermement qu’elles n’aboutiront à rien. Mais je n’ai rien. Rien du tout. Comment vous le dire?…
Il se fit un long silence. Parfois, une automobile claxonnait en passant à leur hauteur.
– C’est à vous, dit enfin Cordier, de me fournir un indice, un fait avéré, à vous et aux autres. Je suis désolé. Mais nous continuerons. C’est promis.
– Chaque jour, on attendait avec impatience le moment de nous retrouver. Chaque jour qui passait lui simplifiait la vie. Il avait progressivement renoncé à toute activité au sein des sociétés locales, à tout bénévolat, à la vie associative de nos villages. Ses enfants ont grandi. Elles ont leur appartement. Et vous croyez que c’est le moment qu’il a choisi pour me quitter?
Cordier lui donna silencieusement raison. On ne quittait pas sans raison extrême une femme comme cette Alexandra, ni un ami comme ce Parisod. On pouvait quitter une maison à Cully; des enfants peut-être difficiles mais qui restent nos enfants, qui grandissent et font leur vie; ce petit coin de paradis; ce joli canot à moteur; cette vie sympathique et ces bons copains. On pouvait abandonner faute de courage, de perspective encourageante, une maison, ou des enfants, ou des amis, mais tout? Et tout à la fois? Cordier n’y croyait pas. Il fallait une raison majeure. Il avait fallu une raison majeure.
Le sergent Delisle et le stagiaire avaient accompli du bon travail. Ils avaient épluché les comptes, les factures, la correspondance. Ils n’avaient rien découvert que ce qui était tristement banal, des mois parfois difficiles, d’autres meilleurs; des soucis avec les enfants; des querelles de voisinage, mais qui n’a pas eu pour voisin celui dont personne n’aurait voulu? Des prises de position justifiées ou non, mais qu’importait si l’on se comportait en homme libre ? Des peines de cœur; un divorce houleux; des ruptures; et des consolations! La jolie Suisse allemande le consolait bien de toutes ces désillusions.
Il lui restait une chose à faire. Ensuite, il clorait l’enquête et ferait son rapport au procureur. Le dimanche, il se rendrait au Cercle à une heure buvable, comme ils disaient. Et un jour futur, comme l’avait chanté Ferrat, un jour futur où les gens s’aimeraient, un jour peu probable donc, un verre à la main, quelqu’un finirait par se trahir. Il irait vers la belle Alex et lui dirait.
– Nous devrions rentrer, suggéra-t-elle.
Ils tournèrent à Rivaz, sans s’y arrêter, pour reprendre la direction d’Epesses en empruntant le superbe chemin de la Dame et la route de la Corniche, où Alexandra déposerait l’inspecteur à sa voiture. En chemin, il reçut l’appel qu’il attendait. Schneider lui annonça que la seule parenté vivante de Jolle, à part les filles, était une sœur qui vivait à Morat.
– Le saviez-vous? demanda Cordier à Mme Hunziker.
– Je l’ai vue une fois ou deux. C’était au début de notre liaison.
– Vous avez rendez-vous demain, poursuivit Schneider. Elle prend le train de huit heures. Je me suis permis de lui annoncer que vous l’attendrez à neuf heures quinze à la gare de Lausanne, voie huit. Elle souhaite voir ensuite le canot à moteur, se faire une idée.
– Merci, fit Cordier, en songeant à ce répit.
Ils étaient arrivés à destination. L’inspecteur descendit de voiture, se pencha et fit un signe à la conductrice qui
redémarrait.
A suivre…