Le chant de l’étrave
Christiane Bonder | Casablanca
Nous ne nous attarderons pas dans le port de Casa, trop sale et trop bruyant. Ce port énorme ne réserve aux plaisanciers qu’un espace restreint situé entre les quais et la capitainerie. Une nappe d’huile de vidange et des résidus de toutes sortes stagnent à cet endroit. Lorsque la marée descend, une mixture verdâtre reste collée aux murs, dégageant une odeur fétide. Des gosses se baignent dans ce cloaque alors que de magnifiques plages précèdent la ville. Nous nous ravitaillons au marché, faisons le plein d’eau «potable» et fêtons encore l’anniversaire d’Erik avec des araignées de mer achetées pour un prix modique aux pêcheurs. Après le temps que nous avons subi lors de notre récente expérience, on serait en droit de douter des sentiments qui nous habitent en retrouvant la mer… La griserie du départ fonctionne cependant à merveille et la mer indomptable n’a rien perdu de sa fascination…
C’est une navigation agréable qui nous pousse jusqu’au port d’Agadir d’où nous repartons quelques jours plus tard pour les Canaries. Passé le Cap Rhir, nous cessons de rêver…La mer se déchaîne de plus en plus, le vent siffle furieusement dans les haubans, soulevant des paquets de mer. La météo, pourtant, n’était pas si mauvaise… Erik monte avec peine sur le pont afin de réduire la grand’voile. Je tremble en m’apercevant qu’il n’est pas assuré de son harnais et une altercation s’ensuit. Comment repêcherais-je mon homme s’il venait à tomber dans un pareil bouillon ? Il faut barrer avec la plus grande attention en étudiant chaque vague dans cette mer hachée. C’est alors qu’un tout petit instant d’égarement aurait pu nous coûter la vie… Une vague rebelle surprend Christer par le travers et couche brusquement le bateau, mâts et voiles sous l’eau. La situation est effrayante… Nous nous cramponnons tous deux à la barre, en essayant de ne pas nous faire emporter, complètement immergés. Mais… brave Christer, une minute d’épouvante et le voilà qui se redresse. Je ne fais qu’un bond à l’intérieur. Quelques minutes auparavant, Olivier
demandait à sortir dans le cockpit, ce que nous avions refusé à cause du gros temps. Je n’ose imaginer ce qui aurait pu se passer.
Olivier et Bricole attendent sagement, retenus dans la penderie à cirés. Les portes de la cabine à conduire étant entrouvertes, l’eau a pénétré en masse à l’intérieur. Je change rapidement Olivier, lui remet des habits secs, le réconforte, ainsi que Bricole. Le moteur cesse alors de tourner et nous pensons qu’il est noyé. Nous restons cependant très calmes. Je reprends la barre tandis qu’Erik sort la grosse pompe Goesher manuelle pour vider le bateau de sa tonne d’eau. Inutile de continuer dans de telles conditions: même une simple boîte de sardines devient impossible à ouvrir. Nous mettons le cap sur le port d’Agadir…
Bien que tout soit retenu et fixé à l’intérieur, quelques objets échappent toujours à notre attention. La belle pâte à pain qui prenait du volume, amarrée dans un évier de la cuisine, est partie à l’horizontale pour aller se coller sur les banquettes du carré. Notre statue-fétiche, un vieux buste de Marie-Antoinette doré à la feuille, semble sortie d’un film d’horreur… Un pot de paprika a heurté le visage de la reine qui saigne de partout. Le crochet des caissettes à charbon a cédé et les boulets noirs jouent à la pétanque sur le plancher… Et de l’eau, de l’eau partout, de l’eau salée sur le plafond, dans les armoires où nos habits et nos linges sont trempés. Erik me crie, soulagé, que le moteur est en état de marche. Un déchet de voile s’était enroulé autour de l’arbre d’hélice.
Reproduire les gestes lents, symboliques et ancestraux propres à la préparation du pain m’inspire le plus grand respect. Il faut pour cela moudre le grain dans le moulin en pierre, puis préparer la pâte, la malaxer et la remalaxer avant de la placer dans notre four improvisé: une simple poêle avec grille, fermée par un couvercle à ouverture réglable. Au port ou par temps clément, la préparation du pain est un véritable plaisir. Si par malchance, je dois parfois faire cette opération en mer, je deviens capable, à bout de nerfs, bousculée et éjectée entre la table du carré et la cuisine, d’astiquer tous les Saints du ciel et de la terre et, bien entendu, surtout ceux de la mer…