Le chant de l’étrave
Christiane Bonder | Longtemps, nous sommes restés tous trois «déboussolés», un pied sur terre et l’autre en mer… Erik ressentait ce retour en Suisse comme un échec, tandis qu’Olivier peinait à s’adapter dans ce pays trop froid manquant de rires et de soleil. M’interpellant un matin, son enseignante me dit: «Jamais je n’ai encore rencontré d’enfant aussi rêveur…» Et pour ma part, je tentais de masquer ma tristesse suite à la perte de cette vie de nomade qui me convenait si bien. Revenue d’un long périple en mer avec son compagnon, Françoise Moitessier décrit très bien ce malaise, ce sentiment de nostalgie: «Je suis sur une autre planète. L’envie de repartir vivre sur l’eau… Tant de choses me manquent, le vent, le bruit de la mer et sa vie mouvante, le silence parlant des éléments, la solitude si riche de la nature… Je suis perdue, je reviens d’un autre univers.» Une amie me donna alors ce précieux conseil: «Au lieu de te morfondre sur ton passé, essaie d’en exprimer quelque chose de créatif…» C’est ainsi que, peu à peu, mes émotions finirent sur le papier, en écrivant, en dessinant. Par ailleurs, notre petite famille pratiquait des «soirées sans heure» durant lesquelles sculpture, peinture et autres bricolages étaient de véritables thérapies.
En 2002, lorsque ma mère décède, je retrouve parmi ses papiers un tapuscrit rédigé en 1983 relatant la partie initiale de notre voyage ainsi que toutes nos lettres soigneusement rangées dans deux classeurs. De quoi en faire un récit de voyage plus complet et un recueil de correspondance en mer. Puis j’entends une interview d’Olivier de Kersauson à laquelle je prête une oreille attentive puisque ce dernier souligne un fait qui a toute son importance: nous faisions partie du lot des derniers aventuriers encore partis «à l’ancienne» avant que l’électronique n’arrive sur le marché offrant une véritable sécurité aux navigateurs. «Aujourd’hui, la navigation n’est plus la grande aventure pimentée de risques que nous avons connue à l’époque d’un Tabarly, d’un Moitessier et de tant d’autres…»
Le temps passant, nous sommes peu à peu parvenus à sourire de nos audaces, de notre capacité d’adaptation et de certaines situations cocasses. Elles étaient souvent des leçons de vie…
– J’appris par exemple le pourquoi d’un fusil à l’épaule du médecin lors de notre marche sur l’Ile de Jeta, pieds nus dans la mangrove: il n’est pas rare d’y rencontrer des cobras ou des caïmans…
– Plus tard, nous assistions au Carnaval de Bissau qui se déroule dans le courant de février. C’est une fête populaire et chaotique importante durant laquelle défilent les 36 ethnies du pays et leurs masques fabriqués en papier mâché avec la boue de la mangrove et peints de couleurs vives. Je restai bouche bée devant leurs couleurs éclatantes que j’imaginais tirées de pigments naturels. Quelques jours plus tard… oh ! surprise… la porte de la cabine arrière de Christer avait été forcée et nos pots de peinture étaient vides…
– Notre bonne Isabel encore, à laquelle je décrivais ma récolte de plantes aux feuilles semblables à celles des épinards et cuisinées le soir précédent: «Mais tu es folle ! Ce sont les plantes que nous utilisons dans nos cases pour éloigner les moustiques…» En effet, ce légume ne nous avait pas vraiment convenu et Bricole avait été malade toute la nuit…
– Combien de fois aussi, le matin, Erik n’a-t-il pas pesté contre ces indigènes assez malins pour lui vider le réservoir d’essence de la 104 ?…
– Quant à notre congélateur racheté à des Danois quittant le pays, il était bien garni de toutes sortes de poissons, poulpes, gambas et autres calmars… Lorsqu’il y avait une panne d’électricité, il fallait manger rapidement le tout. Isabel ou Marie en avaient leur part, tandis que nos chiens profitaient tout à coup d’un menu digne d’un cinq étoiles en mangeant des poches de calmars remplies de gambas…
S’il m’était donné de pouvoir revivre quelques instants particulièrement marquants et privilégiés de ce voyage, je choisirais sans conteste de me retrouver de nuit à la barre, seule au milieu de l’océan, en écoutant à fond Jean-Sébastien Bach…
Je me dois de remercier ici le lecteur qui aura suivi ce récit de voyage en mer publié en 27 épisodes. Peut-être aurons-nous la chance de nous retrouver lors de la publication d’un ouvrage plus complet ou d’une correspondance écrite en mer ?…
A tous, je souhaite une belle fin d’été.