La chronique de Georges Pop – Nègre
Georges Pop | Les « Dix petits nègres », sans doute le roman policier le plus célèbre d’Agatha Christie, un des livres les plus lus et vendus au monde, adapté à plus d’une reprise au cinéma, a changé de nom : le mot « nègre », cité septante-quatre fois dans la version originale du récit, n’apparaît plus du tout dans la nouvelle édition, afin de ne pas blesser ou choquer les lecteurs, ce terme étant désormais, au quotidien, assimilé à une injure raciste. Le roman s’appelle désormais « Ils étaient dix » ! Les plus anciens se souviendront du coup du fait que les délicieuses « Têtes de nègre » de leur enfance, produits par le chocolatier Perrier, portent, depuis 1992, le nom, moins controversé, de « Têtes au choco ».
Contagion du politiquement correct ou déférence et respect à autrui ? A chacun sa réponse, l’objet de cette chronique n’étant pas la polémique !
Le fait est qu’avant le XVe siècle, les Africains étaient désignés comme étant des « Maures », du latin « Maurus », emprunté au grec « màvros » qui veut dire « noir », ou bien encore comme des Ethiopiens ou des Sarrasins. En fait, la couleur de la peau des Africains ne préoccupait guère les Grecs ou les Romains de l’Antiquité, l’idée de désigner un homme par sa couleur de peau étant impensable dans la mentalité gréco-romaine. Tout changea lorsque les Portugais, en quête de voie navigables vers l’Asie, installèrent des comptoirs sur la côte occidentale du continent africain. Ils découvrirent, lors, avant de l’adopter à leur tour, la traite des esclaves noirs pratiquées par des tribus locales au profit des commerçants esclavagistes arabes.
La découverte de l’Amérique, la colonisation de l’Afrique et le besoin de main-d’œuvre conduisit les Européens à la déshumanisation progressive de l’Africain, en banalisant le substantif « nègre », lequel devint synonyme d’esclave. D’où l’expression « travailler comme un nègre » !
En français, le mot « nègre » fut adopté vers le XVIe siècle, pour désigner les Africains, terme emprunté à l’espagnol et au portugais « negro », issu du terme latin « niger » qui veut bien sûr dire « noir ». Relevons d’ailleurs au passage que le nom du Nigéria est une référence au fleuve Niger qui, précisément, signifie « noir ». Le substantif « nègre » a pris, avec le temps, en français, une connotation raciste, notamment sous l’influence de l’anglais, langue dans laquelle la connotation offensante du mot « nigger » est beaucoup plus grande. Cette connotation fut cependant remise en cause par le mouvement littéraire et politique de la « négritude » qui, dans l’entre-deux-guerres, rassembla des écrivains francophones noirs, comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor.
Notons enfin que le mot « nègre » pour désigner un écrivain qui écrit pour le compte d’un autre est une invention du pamphlétaire Eugène de Mirecourt, pour injurier et diffamer Alexandre Dumas qu’il détestait souverainement. Ayant tenu des propos injurieux, dévalorisants et volontairement racistes sur l’aspect, l’odeur, les mœurs et la nature de « nègre » d’Alexandre Dumas, l’auteur des « Trois mousquetaires », fils d’un métis et petit-fils d’esclave, porta plainte et son venimeux détracteur fut condamné à six mois de prison, ainsi qu’à une amende. Sanction suprême : en dépit d’une œuvre conséquente, appréciée par Victor Hugo, Eugène de Mirecourt, contrairement à Alexandre Dumas, est tombé dans l’oubli.