Feuilleton
Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
XXXIV, lundi, mardi, mercredi, 4, 5 et 6 août 2014 (suite)
On peut savoir?
Jacques prit son verre de bière, le tint un moment devant lui, en l’air, sembla voir à travers et finit par en boire une gorgée.
– C’était au Paléo dans les années septante, sur le terrain de Colovray. Neil Young devait se produire.
– Je sais, fit Parisod. J’y étais. Il est arrivé, ni bonjour ni rien, a livré sa prestation, tourné le dos au public la moitié du temps s’il ne jouait pas face à son guitariste.
– C’est un peu vrai, mais pas toujours, lui répondit Lawson qui cherchait la conciliation. Donc, vous vous rappelez ce concert?
– Un peu, mais ça fait vieux. La Tribune a parlé d’un concert mémorable si j’ai bonne mémoire.
– Donc, on s’est vu, s’amusa le visiteur. Le guitariste, c’était moi. Enfin un moment.
– J’y crois pas. J’y crois pas. Mais un moment, pourquoi? Et comment?
– Il y avait un bar pas loin de la grande scène, poursuivit Lawson. Le patron était une connaissance et m’a invité en coulisses. Peu avant la fin du concert, le guitariste s’est écroulé. Il y a eu un frémissement dans la foule. Le staff a immédiatement réagi et Neil a enchaîné avec deux morceaux unplugged.
– Ce qui me revient surtout, c’est Harvest, un moment fabuleux, et une autre chanson de 72, du même album, Heart of Gold. Etrange comme cette année revient sans cesse…
Lawson but une rasade de bière, s’essuya les lèvres et la moustache, et reprit.
– Ils n’ont pas trouvé de guitariste. Il restait à peine dix ou quinze minutes de concert. Le copain est monté sur la scène, m’entraînant avec lui. Il a pris un membre du staff par l’épaule, lui a parlé à l’oreille. L’autre a fait un geste en direction de Neil. On m’a demandé si je savais de tête quelques morceaux, et lesquels. Un grand type m’a collé une guitare dans les mains, l’a branchée, et m’a envoyé sur le devant de la scène.
Des larmes lui venaient aux yeux tandis qu’il évoquait ce souvenir.
– Alors, ce morceau, Harvest, il t’a plu? demanda Peter en introduisant le tutoiement (pour la cohérence du récit et le respect de sa nouvelle existence, c’est ainsi que nous nommerons désormais Jacques Morrens).
– Tu parles! C’est peut-être ce que j’ai entendu de mieux. Et c’était toi! J’y crois pas!
– Tu vois, c’était il y aura bientôt quarante ans. Aujourd’hui, ce ne serait plus possible. Les temps ont changé, j’ai changé, tout a changé… Et alors tu y étais il y a quelques jours, au Paléo, revoir notre homme?
– Comme je viens de le dire! Il s’est mis à roiller quand il a joué son Hurricane. Ça ne pouvait pas mieux tomber! Le concert fini, il a tout posé et s’en est allé. C’est tout. Pas de bis. Comme je viens de te dire.
– Neil est quelqu’un de concentré. Mais où tu as raison, c’est peut-être l’image qu’il donne de lui. A Wood-stock il a refusé d’être filmé quand il jouait sur scène avec le trio Crosby, Stills & Nash.
– Revenons à Colovray, suggéra Parisod. Donc tu as joué? C’est pas croyable! Et ça t’a fait quoi?
– A la fin du concert il nous a servi à boire et m’a présenté à son imprésario. «Il y aura toujours une place pour lui, prends son adresse», lui a-t-il dit. L’année suivante, j’étais ici, au Summerfest, avec lui. J’ai souvent été aux commandes. Là je devenais un exécutant. J’avais enfin l’esprit libre. Puis j’ai enchaîné. J’avais déjà commencé avec les Doors. Par hasard comme à Nyon. C’est ça la raison… Tu n’as pas compris?
Amanda et Cordey étaient arrivés. ils n’avaient saisi que les derniers échanges.
– Donc, vous étiez marié, une femme et une maîtresse, toutes deux brillantes…
– Voyez-vous, Monsieur Cordey, j’ai aimé ces deux femmes. J’aurais pu n’avoir qu’une épouse adorée, ou rompre pour une maîtresse passionnée. Mais j’avais les deux. Je tenais à ces deux femmes, et je tenais à ces deux vies si différentes. On fait difficilement un choix dans ces conditions. Je n’en avais pas les moyens. Et cela a détruit ma vie, mes convictions, mon éthique, ma morale.
– Alors vous êtes parti, s’emporta Amanda. Mais comment avez-vous pu? C’est affreux! Une femme qui vous attend d’année en année et vous attend encore et toujours… Une autre avec laquelle vous passiez trois cent soixante jours par an moins les régates et qui vous a cru péri dans un accident. C’est du mensonge!
– Oui. Peut-être l’auriez-vous fait, vous aussi? Qui peut savoir? Peut-être auriez-vous pu ne jamais me rencontrer? Corina a droit à une nouvelle vie. Marie-Jasmine m’attend ou m’espère toujours. Elle a fait un choix. Rien ne change. Mais tout a changé, il aura suffi d’une guitare. L’effet papillon, en quelque sorte.
– Pardon?
– Mais oui. Une remarque de fou par laquelle tout a dû commencer. «Guitare», n’est-ce pas ainsi qu’il vous a mis le pied à l’étrier? Personne n’aura compris. Mais l’idée a fait son chemin, elle vous a pénétré. D’autres personnes auront sans doute confirmé. Vous êtes fins ou obstinés, peut-être même étiez-vous à Lutry dans ma cave pour y découvrir et révéler un secret. Et cette guitare vous a amené ici.
– On ose vraiment parler de ça, à notre retour en Suisse? demanda Cordey.
– Non, évidemment. J’ai refait ma vie et tiré un trait définitif sur le passé. Vous allez présenter vos trois billets d’avion pour le retour, et on ne se reverra plus. Ça m’a quand même fait plaisir de vous rencontrer.
Comme il se levait, Parisod le prit par l’épaule, le regarda en face, dans les yeux.
– Pour moi, s’il te plaît, fais encore quelque chose. Moi, j’aurais jamais eu ce courage. J’ai pas eu de dons non plus. Montre-moi un peu de ta vie, celle d’ici. Parce que tu vois, moi, je suis pas vraiment sûr de comprendre. Et promis! On n’en parlera jamais! A personne!
Plus tard dans la soirée, Lawson parti, ils se retrouvèrent au bar de l’hôtel.
– Et maintenant, demanda Amanda, on fait quoi?
– On sait, fit Cordey, il est vivant, il a commencé une nouvelle vie. On n’a pas le droit de toucher à ça.
– Tu ne crois pas que nos deux dames là-bas voudraient savoir? L’une paie pour ça.
– Je propose qu’on monte à la chambre. J’ai besoin de savoir le pourquoi des choses, de réfléchir à cette histoire, de lui trouver la bonne réponse. On est allés vite. On a eu de la chance et la main heureuse. Nous ne sommes pas à quelques jours près. Quel dommage si on se plantait! Et puis, il va nous montrer.
Amanda prit la main de Cordey. Ils laissèrent Parisod à ses songes musicaux et montèrent, enlacés, à l’étage. La nuit fut courte, une fois de plus, comme allaient l’être ces prochains jours.
XXXV, un jour sans
L’histoire peut s’arrêter ici. On sait que Jacques Morrens n’a pas totalement disparu, qu’il vit quelque part sur la côte est du nord des Etats-Unis, qu’il y accompagne parfois une formation rock et qu’il a refait sa vie, que celle-ci semble lui convenir et que l’ancienne ne devrait jamais le rattraper. D’autres auront déduit qu’avec un Toucan échoué à Versoix, il y a plus de onze ans, se terminait une histoire qui aura mis des années à émerger. On ne peut pas mentir tous les jours de sa vie à son cœur, à ses sentiments, à ceux qu’on aime. La disparition est peut-être, dans ces cas-là, le choix ou la solution ultime. Ces mêmes se diront aussi qu’il aura triché plus de la moitié de sa vie, et qu’en conséquence il aura aussi passé à côté de l’amour honnête et véritable que lui aurait apporté l’une ou l’autre de ses dames, à condition d’avoir réalisé un choix. Les plus moralisateurs prétendront que s’il était resté aux côtés de son épouse, selon les vœux du mariage, il se serait évité bien des peines et il aurait de toute façon gagné ses régates. Quelques-uns se seront dit qu’une telle vie valait la peine d’être vécue et que le temps aura arrondi les angles, à défaut de sabrer à gauche ou à droite. D’autres, peut-être, que cette histoire était un peu tirée par les cheveux et qu’il était temps d’en finir. Pour ceux-ci, en voici l’occasion. Les derniers, peut-être les plus curieux ou les moins nombreux, souhaiteront entrer dans la vie de ce Peter Lawson, guitariste, pour savoir ou découvrir comment il aura abordé sa nouvelle vie, ce qu’elle va lui réserver et ce qu’il en aura fait. Enfin, les ultimes qui auront payé ce livre au prix de ce qu’il ne vaudra peut-être jamais se diront qu’ils seraient bien bêtes s’ils n’amortissaient pas leur acquisition en ne lisant pas jusqu’à la dernière ligne. Mais voilà! Les choses ne sont pas aussi simples qu’elles paraissent. «Tu ne jugeras point», nous disent les Ecritures. A tous, merci d’avoir suivi jusqu’ici le périple de Benjamin Cordey, de sa douce compagne Amanda Jolle et de leur ami vigneron Paul Parisod, amateur de musique pop.
A SUIVRE…
Et voici, pour ceux que cela intéresse, la suite et la fin de cette histoire.
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