Fausse solution et faux-problème en Crimée
par Laurent Vinatier | On vote aujourd’hui! Ou plus exactement, on a voté dimanche 16 mars en Crimée pour le rattachement à la Fédération de Russie. La démocratie directe, sous sa pire forme populiste et plébiscitaire, se répand dangereusement en Ukraine. D’abord la rue s’impose et prend le pouvoir à Kiev puis à Simferopol avec le soutien, dans ce dernier cas, d’hommes en armes. Le vote pacificateur ensuite se voit instrumentalisé dans un faux-débat, déjà réglé à Moscou depuis un moment. Nul en Suisse évidemment n’est trompé par cette illusion électorale, cet abus démocratique qui veut faire croire qu’une décision votée est légitime alors que les options du choix sont biaisées. On peut se demander pourquoi alors une énième chronique internationale du Courrier est consacrée à l’Ukraine… Peut-être parce qu’il s’agit d’une des plus graves crises européennes depuis plusieurs décennies qui n’a certes pas la portée sanglante de la Bosnie en 1995 ou du Kosovo en 1999 mais qui rappelle, et c’est aussi grave, l’annexion des Sudètes et de l’Autriche en 1938.
Ce n’est pas tant le détachement de la Crimée vis-à-vis de l’Ukraine qui pose problème. Peuplée majoritairement soit de Russes ethniques soit d’individus aux racines mixtes qui considèrent le russe comme leur langue maternelle, la région pendant tout le 19e siècle n’est ni en Ukraine ni en Russie mais au sein de l’empire tsariste. Après la première guerre mondiale, elle est partie intégrante de la république socialiste fédérative soviétique de Russie, base de ce qui devient l’URSS. Ce n’est qu’en 1954 que Khrouchtchev transfère la péninsule à la république socialiste fédérative soviétique d’Ukraine, sans le port et la ville de Sébastopol qui conserve un statut à part. En 1991, lorsque l’URSS se disloque, Boris Eltsine rétablit officiellement la cohérence de l’ensemble à condition que la Russie, nouvelle, puisse conserver sa base navale. Sur le fond donc, d’un point de vue linguistique, ethnique et territorial, la Crimée ne participe pas vraiment profondément de l’identité ukrainienne.
La difficulté à vrai dire réside plutôt dans la perspective du rattachement de la Crimée à la Russie. Pour la première fois depuis longtemps, un Etat européen annexe militairement une partie d’un autre, créant un fâcheux précédent qui peut faire craindre à certains voisins d’être à l’avenir l’objet de pratiques similaires, à l’instar du Kazakhstan dont la partie nord du pays est en grande partie habitée par des Russes ethniques. Moscou, même si les forces russes n’ont pas encore tiré un seul coup de feu, même s’il n’y a pas d’actes de guerre, devient l’agresseur, celui qui réintroduit en Europe la menace de la force pour atteindre des objectifs politiques. L’isolement de la Russie sur la scène internationale ne fait donc aucun doute; même la Chine, qui ne critique toutefois pas ouvertement, voit d’un très mauvais œil cette liberté de puissance qui ressemble à une recomposition de l’empire. Or la marginalisation d’une puissance par d’autres ne laisse souvent présager rien de très bon en termes de troubles et de tensions. Il semble que tout cela ne soit qu’un début.