Exposition – Man Ray, un génie polyvalent à découvrir à Evian

Il vaut vraiment la peine de traverser le lac pour visiter l’exposition exceptionnelle que le Palais Lumière, devenu un important centre culturel lémanique, consacre à Man Ray. De son vrai nom Emmanuel Radnitsky, il naît à New York en 1890, de parents juifs, émigrés pour fuir les pogroms dans la Russie tsariste. Mais l’antisémitisme ne connaissant hélas pas de frontières, même en Amérique, la famille transforme son nom en Ray, et
l’artiste abandonnera son prénom Emmanuel pour Man. Enfant, il fréquente une école inspirée par l’éducateur libertaire catalan Fransisco Ferrer (fusillé à Barcelone en 1909), ce qui marquera toute sa vie son esprit indépendant et original.
En 1921, il arrive à Paris, sa ville d’élection. Il est déjà proche de Marcel Duchamp et du mouvement Dada, fondé par Tristan Tzara à Zurich en 1916. Celui-ci, par des spectacles provocateurs, tourne en dérision le monde bourgeois et l’humanisme classique qui n’ont pas empêché la catastrophe de la Première Guerre mondiale. Dessinateur et peintre de talent, auteur d’objets et de sculptures (visibles dans cette riche exposition), Man Ray reste surtout connu comme un grand nom de la photographie en noir-blanc. Il a rejoint le groupe des Surréalistes. Ceux-ci veulent s’affranchir du contrôle de la pensée consciente et laisser parler leur subcon-scient. En cela, ils sont proches de la psychanalyse freudienne. Par ses nombreux portraits photographiques, il a laissé un témoignage à la fois esthétique et historique sur les grands acteurs du Surréalisme. On retrouvera donc à Evian les visages d’André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon, Salvador Dali, Max Ernst, Jean Cocteau et j’en passe… Dans une des salles, l’atmosphère des grandes années de Montparnasse (1920-1930) est bien restituée.
Man Ray a réalisé aussi beaucoup d’autoportraits, à l’instar d’illustres prédécesseurs comme Léonard de Vinci ou Rembrandt. Ceux du photographe, chargés d’humour et d’ironie, méritent d’être regardés attentivement. Tantôt il se présente costumé, peint, grimé, déguisé en de nombreux personnages, ou avec une barbe et une moustache à demi rasées ! Au contraire de Robert Doisneau et de Henri Cartier-Bresson, qui ont montré des scènes de rue et notamment le petit peuple parisien (enfant portant une baguette de pain, amoureux se donnant un baiser), il a surtout photographié en atelier.
Man Ray mène de front une carrière commerciale, en devenant photographe de mode pour les plus grands stylistes : Paul Poiret (dont on peut admirer trois vêtements féminins d’une étonnante modernité), Elsa Schiaparelli ou sa grande concurrente Coco Chanel.
Mais à mes yeux, le plus beau dans cette exposition, ce sont ses nus qui exaltent le corps féminin, notamment en jouant sur la lumière. Certains relèvent de l’esprit surréaliste, tel le célébrissime Violon d’Ingres où Man Ray, tout en s’inspirant du très académique peintre éponyme du XIXe siècle, a dessiné les ouïes d’un violon sur le dos de Kiki de Montparnasse. Elle fut l’un de ses principaux modèles, qui étaient pour la plupart aussi ses maîtresses… Cela dit, ces photographies de nus ne prétendent pas vraiment à l’érotisme : « Le beau n’est pas le plaisir » a dit Man Ray. Rejoignant la sculpture grecque classique, il a voulu mettre en valeur la pureté des lignes d’un sein, d’une hanche, d’un corps féminin entièrement nu, comme ceux de sa série consacrée à son amie l’artiste surréaliste suisse Meret Oppenheim.
A l’instar de celles et ceux dont il a fait les portraits photographies, Man Ray doit donc être considéré comme l’un des grands pionniers de l’art moderne. Et pour les visiteurs qui ne le connaîtraient pas encore, c’est l’occasion de découvrir un bijou architectural : le Palais Lumière lui-même édifié en 1902, beau témoignage de l’architecture des villes d’eau du début du XXe siècle et de l’Art nouveau.
« Man Ray (1890-1976). Maître des Lumières », Palais Lumière, Évian
Jusqu’au 5 novembre.