Exposition – Magdalena Abakanowicz et Elsi Giauque ont révolutionné l’art de la tapisserie
Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, jusqu’au 24 septembre
Avant de visiter la magnifique double exposition présentée au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne (MCBA), avec le concours de la Fondation Toms Pauli (collections d’art textile ancien et moderne) et de la Tate Modern de Londres, ôtons-nous de l’esprit un préjugé. La tapisserie serait un art exclusivement « féminin », et donc un art mineur, l’un incluant l’autre avec un peu de condescendance… C’est d’abord une contre-vérité historique, car les grands lissiers classiques étaient des hommes. Quant à l’art « mineur », il n’en est rien, comme on le découvrira à travers les œuvres (de deux femmes !), à la fois inventives, novatrices et formellement admirables présentées ici.
Magdalena Abakanowicz (1930-2017) est née en Pologne, un pays qui d’ailleurs a fortement contribué au renouveau de la tapisserie. Bénéficiant d’un relatif dégel dès 1954, après la mort de Staline, la jeune artiste a pu s’extraire des canons du « réalisme socialiste » et créer librement une œuvre résolument personnelle, d’abord en utilisant des matériaux tels que les fils de laine et de soie, de lin, mais aussi d’autres moins traditionnels, voire choquants à l’époque : le chanvre, le sisal, le fil de coco ou encore le crin de cheval. « Je considère – a-t-elle déclaré – la fibre comme l’élément constitutif fondamental du monde organique de notre planète […] Tous les organismes vivants sont constitués de fibres, le tissu des plantes, les feuilles et nous-mêmes ».
En 1962, elle participe à la première Biennale internationale de la tapisserie de Lausanne, une manifestation qui, comme les suivantes, a frappé les esprits. Moi-même, alors jeune adulte, avais été enthousiasmé par les productions d’Abakanowicz, absolument novatrices. C’est depuis là que l’artiste acquit une réputation internationale et fut une sorte d’ambassadrice de l’art polonais. Mais il faut souligner son lien profond avec Lausanne : elle ne cessa d’exposer aux Biennales suivantes et à la Galerie Alice Pauli.
Si Abakanowicz réalisa au début des tapisseries murales, selon la tradition séculaire, elle s’en dégagea rapidement pour produire des œuvres en trois dimensions. Et cela sans le guide d’un « carton » (modèle à l’échelle 1 : 1). « C’était – ajoutait-elle – le début de l’ébranlement d’une idée désuète, et la seule en vigueur, que le tissage est une méthode de copie d’une chose peinte sur le carton. » Elle se laissait aller à son inspiration, fortement marquée par le contact avec la nature, d’où les couleurs utilisées, essentiellement dans les bruns, les beiges et les verts, qui rappellent un peu l’automne.
Dans une deuxième salle du 1er étage, on verra des « sculptures » composées de sacs en toile, rigidifiée par de la résine. Notamment l’impressionnante série des Dos courbés. Est-ce trop s’avancer que d’émettre l’hypothèse que ceux-ci pourraient suggérer une certaine soumission obligatoire au pouvoir communiste en Pologne ? Il faut rappeler aussi que la jeune femme avait été marquée par les traumatismes de la guerre, et qu’elle portait un regard pessimiste sur la rupture du lien entre l’homme et la nature. D’où son besoin de créer des compositions organiques.
La salle 3 apparaît comme un contrepoint à l’œuvre d’Abakanowicz. Elle constitue un hommage à une autre pionnière de la Nouvelle Tapisserie, la Zurichoise Elsi Giauque (1900-1989). Elle fut à cet art ce que Sophie Taeuber-Arp fut à la peinture et Max Bill à l’architecture. Tous trois étaient marqués par les principes constructivistes. Les créations géométriques d’Elsi Giauque séduiront le public par ses vives couleurs et sa mise en valeur du fil nu. Tout dans son œuvre est pureté des formes, légèreté et créativité.
Au 2e étage, on revient à Magdalena Abakanovicz, qui entretenait d’ailleurs avec Elsi Giauque des rapports amicaux. Dans la grande salle du MCBA, c’est le choc, qui invite au silence. On se croirait dans une forêt, ou dans une cathédrale ! Car on peut voir ici les créations tridimensionnelles, parfois monumentales, de l’artiste polonaise, les Abakans, terme créé par un critique d’art et inspiré par son nom. Il faut donc circuler entre les œuvres, les voir sous différents angles, ce que ne permet bien sûr pas la tapisserie murale, de laquelle Abakanowicz s’est presque complètement détachée. Et, surprise, voici qu’apparaît une couleur vive, dans Abakan rouge, qui contient une symbolique clairement érotique. Certaines pièces pourraient ressembler à d’immenses capes ou à des abris permettant de se protéger. Approchez-vous aussi des œuvres, pour saisir la subtilité dans l’utilisation des différents types de fils, avec leurs nœuds, leurs excroissances, leurs épaisseurs variées. Bref, on pourrait en parler comme de tapisseries-sculptures. Voilà donc une exposition hors du commun qui attirera sans doute un public nombreux et varié.
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Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, jusqu’au 24 septembre