Enquête – Google, ou le messie de la presse locale ?
Le géant du net subventionne, sans contrepartie, les médias helvétiques depuis la première vague. Derrière cette action charitable, les éditeurs craignent pour leurs contenus et la pression de l’entreprise californienne. Enquête.

Thomas Cramatte | Tout commence lors de la réception d’un courriel de Google. Rien de vraiment étonnant à première vue, si ce n’est que ce dernier est accompagné d’un étrange formulaire, le « Google News Initiative Journalism Emergency Relief Fund ». Olivier Campiche, éditeur du Courrier Lavaux-Oron, se souvient : « Je me suis demandé si cela était bien sérieux ou si c’était du vol de données. Dans le doute, j’ai préféré ne pas adhérer à cette action malgré la chute des revenus publicitaires ». Certaines rédactions vaudoises ont ainsi touché entre 5000 et 15’000 dollars selon des critères définis par le moteur de recherche. Comme souvent, un retour en arrière s’impose pour mieux comprendre. Nous sommes en mars 2020, le coronavirus arrive dans le pays avec son lot d’inquiétudes, mettant à mal l’économie. Les entreprises à l’arrêt n’ont alors plus grand intérêt à acheter des annonces publicitaires dans les médias traditionnels. Une étude de la Fondation statistique suisse en publicité démontre une perte colossale des dépenses en publicité depuis cette période : « Le volume a diminué de près d’un milliard de francs pour chuter à 3.732 milliards nets, contre les 4.455 milliards en 2019, soit un recul de 16.2 % ». Dans le détail, ce sont les cinémas qui ont subi la plus grande perte avec une baisse de 70.6 %. Du côté de la presse écrite, les éditeurs enregistrent pour la neuvième année consécutive un recul des recettes venant des annonces : « Le montant de la perte se monte à 197 millions, correspondant ainsi à une perte de 21.3 % des recettes », mentionne le rapport. Pour les éditeurs de journaux locaux, il est difficile de se mesurer au grand manitou américain. La raison est simple : « Avec leur ciblage par région, par tranche d’âge, par intérêts, les outils de Google sont tout simplement plus attractifs que les offres des groupes de médias suisses », informe Adrienne Fichter dans son article du 22 décembre 2021 paru dans Republik.
Pas vraiment nouveau
Si l’initiative « Google News Initiative Journalism Emergency Relief Fund » a démarré lors de la première vague de coronavirus, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) n’en sont pas à leur coup d’essai. En 2018 par exemple, la « Digital News Initiative » engage le pas et propose un financement « compensatoire » pour la baisse des revenus publicitaires et porter secours aux éditeurs. Ces derniers peuvent alors soumettre leurs projets à Google. On note par exemple la création de nouvelles plateformes de pétition, de commentaires des lecteurs, de contenus vidéo et radiophonique ou toute autre innovation séduisant le jury de Google. « Google News présente de manière automatisée des articles d’information en provenance de source sur le web », précise le moteur de recherche. Parmi la centaine de pays bénéficiant de cette action, la Suisse se situait dans le top dix des nations sponsorisées par Google. Toujours d’après Republik, ce sont 3.3 millions d’euros qui ont été versés via la « Digital News Initiative » à Tamedia (TX group), NZZ, Ringier, CH média et d’autres éditeurs.
« Nous avons découvert en 2018, que tous les éditeurs de renom avaient bénéficié du soutien financier de Google ».
Adrienne Fichter
Poursuivant sur cette lancée, le géant du Net lance la « Google News initiative » à la fin 2019. « Un appel à projets encourageant le journalisme numérique et visant à lutter contre la désinformation en ligne », précise l’entreprise californienne. « Google s’est engagé à investir 300 millions de dollars ». Mais depuis, la pandémie a mis son grain de sel dans le secteur et les éditeurs n’avaient plus de ressources financières pour développer leur média et tentaient plutôt de survivre. Google a alors modifié cette initiative pour l’adapter au Coronavirus.
Média washing
Pour de nombreux acteurs du secteur, ces actions de soutien ne sont rien d’autre qu’une opération en vue de se donner bonne conscience.
Daniel Hammer
C’est du moins le ressenti dressé par l’association des Médias romands : « Ils essayent d’être les sauveurs de la presse locale, mais quand on y regarde de plus près, il s’agit seulement de relation publique pour faire apparaître ces grands groupes sous un jour favorable », explique Daniel Hammer, secrétaire général de Médias Suisse. En Suisse, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) réalisent près de 2 milliards de chiffres d’affaires via la publicité : « Des revenus qui étaient autrefois alloués à la presse traditionnelle », s’indigne le représentant de Médias Suisse. Pour l’Association, ces actions de relations publiques représentent une menace quant à l’utilisation de contenu journalistique sans rétribution aux journalistes et aux éditeurs. « Pour faire face à cette pression grandissante partout autour du globe, une directive adoptée par Bruxelles oblige les pays membres de l’Union à adapter les droits voisins dans leur législation nationale », souligne le secrétaire. De quoi s’agit-il ? « Cette révision de la législature permettrait de négocier des licences auprès des moteurs de recherches ou des réseaux sociaux quant à l’utilisation de contenus de presse sans autorisation », ajoute Daniel Hammer. Du côté du Parlement suisse, la stratégie était d’attendre que la situation s’éclaircisse en Europe avant de déposer ce dossier sur la table. « Le Conseil fédéral a décidé en décembre dernier de proposer un projet de loi pour l’introduction des droits voisins dans la législature suisse ». Pour les professionnels du secteur médiatique, le train de mesures en faveur des médias qui sera soumis à votation le 13 février prochain (voir encadré), prouve que la branche souffre de l’effondrement des revenus publicitaires. Si la pression des GAFAM sur les éditeurs n’est pas illégale, il n’en reste pas moins qu’elle est ambiguë : « Avec ce type d’initiative, nous savons que les entreprises du Big Tech font pression pour éviter l’adoption d’un droit voisin », souligne le représentant de Suisse Médias.
Pour conclure
Avec ces financements venant de la Silicon Valley, la presse écrite dénonce une énième perturbation de son système économique. Comme à l’arrivée de la radio dans les années 1920, puis de la télévision trente ans plus tard, et enfin internet et ses réseaux sociaux plus récemment, quotidiens et hebdomadaires vaudois ont craint pour leur survie. Si la fin d’une presse de proximité est annoncée depuis les années 2000, peu de titres ont disparu (70 depuis 2003), prouvant ainsi que l’information régionale et vérifiée a encore de beaux jours devant elle.
Dépôt de plaintes
Nous avons contacté des éditeurs qui, derrière ces pratiques, suspectent une stratégie pour diminuer le nombre de dépôt de plaintes pour vol de contenu journalistique. Rien qu’en France, le géant du net cumule 592 millions d’euros d’amendes. Dans le monde, Google pourrait écoper de plusieurs milliards de dollars pour non-respect des droits voisins.
Votation du 13 février
Il s’agit de se prononcer sur un nouveau train de mesures en faveur des médias. Une aide qui s’élève actuellement à 51 millions, contre 171 millions si ce texte est accepté. L’objectif est de contrer la perte financière générée par une part toujours plus importante des dépenses publicitaires allant sur les plateformes internationales du web. «Selon les référendaires, le financement de médias privés par l’Etat est inutile et nuisible, car les médias se retrouveront dépendant du pouvoir politique», précise le site de la Confédération.