Destins croisés motorisés au Festival de Locarno
Par Charlyne Genoud
Un festival de film est toujours synonyme de rencontres autour de l’image. Les chemins individuels, séparés le reste de l’année par le quotidien, passent en août par Locarno, et y trouvent repos. Des milliers de yeux se posent sur des mêmes images, pour « regarder, regarder vraiment les choses » comme le suggère l’héroïne du film Petrol d’Alena Lodkina. Saint-Exupéry l’a dit, on l’a beaucoup repris « aimer […] c’est regarder ensemble dans la même direction ». Discrètement et globalement, Locarno semble chaque année en proposer l’expérience. Le temps d’une semaine, les destins liés des spectateur·rice·s leur incombent une vision commune. Les histoires qu’on nous conte ne sont par ailleurs pas dénuées de rencontre. Elles thématisent, par leurs formes et leurs sujets, ces rencontres dans un même cadre de personnages sinon séparés. Véritable relais de la réunion de destins isolés, de place dans le monde déplacée, le véhicule illustre à l’écran cette rencontre qui, encore une fois cette année, n’a pas manqué d’étinceler.
Petites (Julie Lerat-Gersant, 2022, France)
Certain·e·s parviennent à faire du neuf avec de la matière déjà-vue. C’est ce qui apparait après la projection de Petites (Julie Lerat-Gersant, 2022, France), un long-métrage de fiction qui traite d’une ado tombée enceinte trop tôt. Son rapport à la grossesse est filmé dans un foyer, un dispositif qui permet de caractériser un personnage par une multitude d’interactions et de liens, à la manière du film La mif (Frédéric Baillif, 2021, Suisse). Ces fictions, qui restituent la réalité des problèmes sociaux en filmant les institutions qui les prennent en charge, relaient l’aspect récurrent du problème des grossesses non désirées. Ils semblent ainsi lointains, ces films des années 2000 tels que Juno (Jason Reitman, 2008, France) où la grossesse d’une ado était dépeinte comme un cas isolé. La reconnaissance de cette multitude de cas appelle sans doute une multitude de films. Néanmoins, à la sortie de la salle, certain·e·s évoquent leur impression d’avoir déjà vu le film qui vient d’être montré. Petites de Julie Lerat-Gersant conserve pourtant à mon avis une originalité certaine. Premier long-métrage de la réalisatrice, il combine des plans étonnants, ou des détails de scénarios intéressants. Des petits éléments, tels que le fait que la future mère se rende chez son avocat en roller: chaussures en pointes face à bottes à roulettes. Sont restituées aussi des petites habitudes de la mère et de la fille telles que ce qu’elles nomment le « lit-clope », un moment de complicité où la protagoniste, de peu d’années plus jeunes que sa mère (que l’on prend sans cesse pour sa sœur), fume des cigarettes directement dans son lit en bavardant. Des détails finalement qui illustrent à merveille le lien inhabituel qui les lie, mais aussi la reproduction des difficultés d’une génération à l’autre. Petites est ainsi un film à plusieurs niveaux, dont le dénouement quoique légèrement naïf, prend tout son sens.
A perfect day for Caribou
(Jeff Rutherford, 2022, USA)
Au sujet de ces complications qui se transmettent de génération en génération, dans un registre complètement différent, le film A perfect day for Caribou (Jeff Rutherford, 2022, USA) raconte une rencontre presque onirique entre un père et un fils ne s’étant plus vus depuis des années. Le long-métrage de fiction commence par une lettre d’adieu audio, que le père enregistre posté sur son ventilateur, entouré de tous ses biens, dans sa voiture. Ses propos sont illustrés par quelques images de flashbacks, mais le plan est majoritairement fixe, cadrant le père assez largement dans son entreprise de séparation définitive, jusqu’à ce qu’il soit interrompu par un appel de son fils. Un plot twist inaugural qui les mène à se rencontrer dans un cimetière, où la conversation tourne bien vite à la thérapie familiale, camouflée sous des mots feutrés et quelques reproches. Un jeu de chassé-croisé, sur des kilomètres de champs, qui donnent l’occasion à l’un et l’autre de se découvrir dans leurs actes présents et passés. Parce qu’il a amené son fils, les couches de narrations sont là encore multiples, illustrées par un plan au sein duquel le père court après son fils, qui court lui-même après son propre fils. Avançant sur une même ligne, le fils aura ainsi à cœur de signifier « toi et moi on est différents ».
Dans cette rencontre lunaire, les voitures individuelles illustrent le rôle de ceux qui les conduisent, et les cadre sans cesse –
les fenêtres créent des tableaux. Or cette voiture, non-lieu par excellence, est le dernier domicile du père condamné à
l’errance car jeté hors de chez lui par sa concubine. Représentant ces pères perdus dans la grande nature américaine, elles sont un atout de mise en scène passionnant pour la rencontre de deux générations que la colère sépare.
Fairplay (Zoel Aeschbacher, 2022, Suisse)
Parce que la voiture est synonyme de déplacement autonome et d’individualisme, elle sert aussi le propos altermondialiste du court-métrage Fairplay (Zoel Aeschbacher, 2022, Suisse), en une scène rappelant complètement le film One of these days (Bastian Günther, 2022, Allemagne / USA). Comme Günther, Aeschabacher met en scène un concours au sein duquel les participant·e·s doivent coller têtes et mains le plus longtemps possible à une voiture, afin de la remporter. Le film dépeint les vices du capitalisme et de sa compétitivité en des pistes narratives autonomes. Son dispositif ressemble ainsi à celui de Bonobo, film du même réalisateur produit par l’ECAL en 2017, et primé aux oscars. Ce nouveau court utilise la même formule magique, mais convainc un peu moins.
Serafina (Noa Epars, Anna Simonetti, 2022, Suisse)
Le culte du véhicule est finalement finement problématisé par le court-métrage Serafina de Noa Epars et Anna Simonetti, étudiant·e·s de la HEAD. Le documentaire qui s’entame sur des très beaux plans de Serafina, une jeune croyante tessinoise, se poursuit avec la restitution du quotidien de jeunes vaudois fanatiques de moto. De ces deux formes de cultes que presque tout oppose, les deux réalisateurs organisent et mettent en scène une rencontre, racontant le réel tout en le modifiant, par un geste créateur profondément nourrissant.
Le top 5 de cette édition
1. Den siste våren (Franciska Eliassen, 2022, Norvège)
2. Tengo sueños eléctricos (Valentina Maurel, 2022, Belgique, France, Costa Rica)
3. Baliqlara xütbe (Hilal Baydarov, 2022, Azerbaïdjan, Mexique, Suisse, Turquie)
4. Petites (Julie Lerat-Gersant, 2022, France)
5. É Noite na América (Ana Vaz, 2022, Italie, France, Brésil)