Cinéma – « Voyages en Italie » de Sophie Letourneur
Dimanche 2 juillet, à 16h
Le cinéma d’Oron fermera ses portes du 5 juillet au 6 septembre. Avant d’entamer un été riche en festival de film avec notamment le NIFFF dès la semaine prochaine, Sophie Letourneur nous emmène dans ses « Voyages en Italie », en compagnie de Philippe Katerine à qui elle donne la réplique.

Entorse sur le pont Bessières
Dans le bus du train-train quotidien naît un débat entre Sophie (Sophie Letourneur) et Jean-Phi (Philippe Katerine) : des vacances pourraient-elles les aider à résoudre leurs problèmes conjugaux ? Jean-Phi préfèrerait rendre l’ordinaire extra-ordinaire en restant à Paris, alors que Sophie bataille, de sa déclamation somnolente mais convaincue, pour qu’ils aillent se resourcer ailleurs en laissant leur progéniture à leurs parents. La décision est difficilement prise, le lieu de destination donne lieu à un débat sans fin et Sophie multiplie les coups de téléphone, récoltant les conseils de tout son entourage. Le chemin est semé d’embûches, comme le signale l’entorse que se fait Jean-Phi sur le pont Bessières à Lausanne, qui remet encore une fois en cause le départ en voyage. Une bonne partie du film écoulé, le départ pour la Sicile arrive enfin.
Sur les sentiers battus
Mais le couple râleur n’arrêtera pas ses lamentations aux seuls préparatifs : au contraire, tout est sujet à défaitisme. Le « cringe » (mot issu de l’argot anglais pour signifier une sorte d’embarras rebutant) règne ainsi en maître dans cette représentation de deux touristes français balbutiant en italien, et qui semblent coincés, où qu’ils soient, dans leur statut. Chez eux, ils sont des parents otages angoissés, aux oreilles envahies par les émissions télé de leur progéniture – déprimante ambiance sonore du domicile dans le brouhaha des émissions télé pour tout petits. A l’étranger, leurs faits et gestes continuent d’être orientés par les sonneries de téléphone. Si les parents otages de leur responsabilité le sont tout autant en Sicile, ils apparaissent aussi d’un bout à l’autre du séjour comme otages de leur condition de touristes, avançant sur les sentiers battus sans parvenir à s’approprier leur itinéraire.
Les moustiques et le souffre
Le portrait du couple de quarantenaire que brosse Letourneur illustre authentiquement l’anti glamour de vieux amoureux à qui il semble manquer la passion des débuts. Suggéré plus ou moins subtilement du début à la fin du film, le désir charnel leur fait défaut dans le guet-apens de la famille nucléaire. On ne lésine dès lors pas sur la monstration d’éléments peu sexy : un gros plan de pâtisserie dans lesquelles les gros doigts des protagonistes s’enfoncent, déjà pleins de crème pâtissière rappellerait presque une photo de Martin Parr. Au-delà du visible, les deux personnages n’ont aussi de cesse de signaler ce qui les indispose dans leurs vacances. Les moustiques ou les odeurs de souffre, facilement ignorables dans la grande illusion qu’est un film, sont ici sans cesse soulignés. La mélodie de la platitude est finalement donnée par des dialogues enchaînant les plaintes, du « merde » au e bien prolongé au « quoi » blasé en repassant trois fois par le « merde » : Letourneur crée une symphonie de la monotonie banale. Le confort qu’est le vieux couple, illustré par des pipis porte ouverte où l’on se crie des vérités se nourrit aussi d’une routine qui trouve sa voie même en vacances. Conduisant sur les grandes routes italiennes, Sophie enlève et remet ses lunettes de soleil à chaque entrée et sortie de tunnel en les passant à son mari avec lassitude. La répétition de cette action, déployée en de nombreux plans, vient illustrer la routine.
L’esthétique du souvenir
Le style d’image choisi par Letourneur, qui s’apparente à celui du film de famille capturé à la caméra de touriste colle parfaitement à son sujet, en s’autorisant des zooms rappelant la vidéo amateure. La dernière partie du film, filmée en 35mm et constituée de plans plus classiques, laisse finalement entendre qu’il s’agissait jusque-là de souvenirs rejoués depuis le lit conjugal. Le basculement dans la grammaire du film donne ainsi un nouveau souffle à sa dernière partie. Dans ce mode de narration qui change se révèle finalement le très beau projet de Letourneur, qui n’est autre que de révéler comment on se raconte, à deux, et comment on se réinvente par ce biais dans la monotonie du quotidien.
« Voyages en Italie » Fiction de Sophie Letourneur
France, 2023, 91′, VF, 16/16 ans